IV, 13
Les dieux m’ont exaucé, tu deviens une aïeule ;
Les dieux m’ont exaucé, Lyké, et cependant
Tu veux qu’on te trouve belle,
Tu bois et joues sans aucune pudeur,
Essayant d’aguicher d’une voix chevrotante
L’Amour ailé qui s’en moque. Car il s’est posé
Sur les belles joues de Kia,
Fillette en fleur et fine cithariste.
Le cruel en son vol dédaigne les vieux chênes
Et s’enfuit loin de toi, loin de tes dents jaunies,
Loin de tes joues ravagées
Et de la neige éparse sur ta tête.
Ni la soie ni la pourpre, ou les pierres précieuses,
Ne te rendront le temps qu’une fois pour toujours
Dans les annales de l’Histoire
Le Jour à tire-d’aile a consigné.
Où donc a fui Vénus ? où son teint ? sa démarche ?
Son port ? Mais qu’as-tu fait, dis qu’as-tu fait, de celle
Qui respirait les amours,
Et qui m’avait à moi-même ravi,
Pur bonheur après Cinara, et qui tant de talents
Joignait à sa beauté ? Mais Cinara, le sort
Lui accorda peu d’années,
Tandis qu’il a voulu garder Lyké
Aussi longtemps que vit une vieille corneille,
Pour offrir en spectacle aux jeunes échauffés
Qui bruyamment s’en esclaffent
La torche en train de se réduire en cendres.
• TRADITION
Lyké, une coquette qui, du temps de sa splendeur, dédaignait le poète, commence à atteindre un âge canonique. Horace se réjouit bruyamment de sa détresse. Fantaisie littéraire.
• OBJECTION
On pourrait croire à un pur divertissement littéraire si le poète se distanciait du tableau, ce qui n’apparaît pas. Mais alors, sa joie est indécente, à moins que Lyké ne mérite amplement cette haine.
• PROPOSITION
Ici comme dans l’ode III, 10, Lyké masque Terentia.
• JUSTIFICATION
Que Lyké ait du sang sur les mains, c’est ce que pourrait faire pressentir la position
de l’ode à la suite de la tragique pièce 12 (meurtre voilé en mythe) : de même, au livre I,
une ode adressée à Lydia, menacée d’une cruelle vieillesse, en suivait une autre adressée
à Virgile à propos d’un meurtre déguisé en mort naturelle ; inversement, au livre III,
l’ode 10 adressée à Lyké précède l’évocation d’un crime démultiplié. Eloquents
parallélismes.
Au reste, en tant qu’elle clôt le secret cycle des amours tumultueuses de Mécène et
de Terentia, ce que marque le retour du mètre asclépiade B de I, 5, c’est virtuellement
à toutes les pièces de ce cycle que l’ode IV, 13 fait écho. Quelques exemples, outre le
fait qu’Horace aux v. 17-22 retrouve pour apostropher la créature cette empathie avec
Mécène qui caractérisait notamment les odes I, 13 et III, 10 : la position en rejet de
l’adjectif gratarum, 22 rappelle le grato
de I, 5 (v. 3), et l’ingénuité calculée de Pyrrha
annonce la pathétique coquetterie de Lyké ; I, 25 anticipe ce qu’accomplit IV, 13, qui
lui est reliée par plusieurs échos ; comme la Lyké de IV, 13, la Licymnia de II, 12 aime
le vin, le jeu, la danse, le chant et les amours, et veut rivaliser avec de plus jeunes qu’elle ;
l’impudicité reprochée à Lyké au v. 4 était hautement revendiquée par l’héroïne de III, 27
(v. 53-56) ; et l’expression du v. 16, uolucris dies (« le Jour ailé ») vient de l’ode III, 28
(v. 6), qui marquait pour l’amante d’Auguste le crépuscule de son règne. Sans doute
s’imaginait-elle que le temps reste immobile (ueluti stet dies, 6). Mais aujourd’hui,
« l’oiseau » s’est envolé, un oiseau qui, autant qu’au Jour personnifié (Diespiter, Jupiter, donc),
s’assimile au petit dieu Amour, cette fusion s’opérant tout naturellement par le biais de la
relation entre transuolat, 9 et uolucris, 16.
Ainsi sommes-nous conduits tout droit à Auguste. Ou, si l’on préfère, à Ligurinus.
Ligurinus, certes, bénéficie d’une sorte de sursis du fait de son pouvoir qui l’illusionne,
et puis c’est un homme. Pourtant, bien des points communs l’unissent à Lyké, ne serait-ce
qu’une même vanité, un même narcissisme, une même superficialité qui les porte à refuser
la réalité : et genis ici (v. 8) reprend genae de l’ode 10,
au même vers ; heu, v. 17 (« hélas »)
y a son homologue au v. 6. Ainsi solidaires, ces deux pièces peuvent servir de cadre aux odes 11 et 12,
comme le montrent clairement les chiffres, puisque le groupe se
compose de 100 vers exactement, chiffre non banal, on l’avouera. Pas plus que n’est
banale la disposition qui place à l’exact centre numérique de ce groupe la strophe 2 de
l’ode dite à Virgile, où est évoqué le sanglant mythe d’Itys. Cessons de faire injure au
poète en feignant d’ignorer de si savantes structures, ou plutôt cessons de nous voiler la
face : Virgile–Itys a été assassiné, et de ce crime Auguste–Ligurinus et Terentia–Lyké
sont désignés par Horace comme coresponsables.
Lecture à deux temps, donc : d’abord de l’amusement retenu, du malaise ; puis, une
fois saisie la vraie portée de ces invectives, une jubilation sans remords, un plaisir
franc.