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ÉTUDES SUR LA POÉSIE LATINE : 'Virgile et Horace' (2)

par Henri PATIN (1838)

 
 
 

“VIRGILE ET HORACE” — [ 2ème partie et fin ]

(...)

Si nos deux poètes redisaient les Grecs, ils le faisaient assurément avec plus de liberté que les autres écrivains de leur temps, à en juger par les accès de bonne et de mauvaise humeur que donnait à Horace le sot bétail (La Fontaine, Épître à Huet) des imitateurs. Ils ne parlent l'un et l'autre que d'échapper à cette servile compagnie, que d'éviter le sentier battu où elle se presse, que d'aller chercher loin d'elle quelque désert qu'ils se représentent sous des images déjà merveilleusement exprimées par Lucrèce ( De Natur. rer. IV, 1 sqq – Virg. Géorg. III, 3, 8 sqq), et il y a quelques années heureusement rassemblées dans des vers que j'emprunterai encore, pour varier cette dissertation, à la muse, hélas ! éteinte et oubliée, d'un ancien ami.

Retraite impénétrable et sainte,
Où l'on ne voit, de toutes parts,
Ni la trace de l'homme empreinte,
Ni le sillon poudreux des chars;
Monts inconnus, forêts sauvages,
Fleuves sans nom, secrets rivages,
Remplis d'un silence éternel;
Source limpide et solitaire
Où l'oiseau seul se désaltère
En quittant les plaines du ciel.
(Charles Loyson, Ode à Manzoni en 1820)

Écartons cette poésie et cherchons à nous rendre compte de l’originalité dont se piquent Virgile et Horace. Ils la mettent à introduire dans la littérature latine quelque chose qu'on ne se soit pas encore avisé d'emprunter aux Grecs, comme la pastorale, les préceptes ruraux de Théocrite et d'Hésiode, Ces premiers auteurs des Bucoliques et des Géorgiques; comme les mètres d'Archiloque, d'Alcée, de Sapho, d'autres encore desquels découle la double inspiration lyrique et satirique, Si bien louée par Politien chez le poète de Vénuse, lorsqu'il l'a comparé, d'après lui-même, par une image spirituellement continuée, à une abeille ouvrière du plus doux miel, mais armée, pour sa défense, pour sa vengeance, d'un cruel aiguillon

Hinc Venusina favos dulci jucunda susurro
Carpsit apis, sed acu ferit irritata cruento.
(Politian., Nutric .)

L'originalité consiste encore, pour Virgile et Horace, à renouveler leurs emprunts par le mélange des modèles, et surtout par la nouveauté des sujets. Ils aspirent, comme notre André Chénier, à faire des vers antiques sur des pensers nouveaux. Je n'imagine point ce système, je le trouve tout entier, mais moins méthodiquement exposé, dans quelques vers d'Horace :

« J'ai osé, avant tous, porter mes pas dans une route libre encore. Mes pieds n'y ont point foulé de traces étrangères. Qui croit en soi guide les autres et vole en tête de l'essaim. Le premier j'ai montré au Latium les ïambes de Paros, fidèle aux nombres et à l'esprit d'Archiloque, non à ses pensées, à ses paroles qui poursuivaient Lycambe. Ne m'honore point d'un moindre laurier, pour avoir trop respecté la mesure et l'artifice de ses vers. Le mètre d'Archiloque se mélange chez moi de celui de la mâle Sapho, de celui d'Alcée ; l'ordre, les idées diffèrent il ne s'agit plus de noircir, dans des poèmes infamants, un beau-père, d'y tresser le lacet fatal d'une épouse. Ce poète, dont aucune bouche encore n'avait répété les accents, je l'ai redit sur la lyre latine, je l'ai rendu populaire à Rome. Apporter des choses nouvelles, occuper les yeux, courir dans les mains de nobles et délicats lecteurs, voilà où je mets ma gloire ! »

Libera per uacuum posui uestigia princeps,
non aliena meo pressi pede. Qui sibi fidet,
dux reget examen. Parios ego primus iambos
ostendi Latio, numeros animosque secutus
Archilochi, non res et agentia uerba Lycamben ;
ac ne me foliis ideo breuioribus ornes
quod timui mutare modos et carminis artem,
temperat Archilochi Musam pede mascula Sappho,
temperat Alcaeus, sed rebus et ordine dispar,
nec socerum quaerit, quem uersibus oblinat atris,
nec sponsae laqueum famoso carmine nectit.
Hunc ego, non alio dictum prius ore, Latinus
uolgaui fidicen; iuuat inmemorata ferentem
ingenuis oculisque legi manibusque teneri.
(HOR, Épist, I, xix, 21-34)

Quels étaient les sujets originaux qui se produisaient sous ces formes dérobées avec tant de discernement et d'adresse à la muse grecque ? Il serait long de le dire, si leur variété ne pouvait se ramener à un seul, la peinture, l'expression de Rome elle-même. Cette vie pastorale et agricole que Virgile se complaisait à peindre, c'était celle des anciens soldats, des anciens citoyens de Rome, avant que le luxe n'eût changé ses champs en inutiles jardins, et que la guerre civile, son complice, n'eût commencé autour d'elle le désert qui bientôt l'investit. Le poète ne dessinait point un paysage, sans montrer à l'horizon la ville maîtresse du monde, dont ses héros champêtres s'entretiennent avec une naïve curiosité, comme d’une lointaine merveille Urbem quam dicunt Romam.... C'était à Rome encore, à son passé, à son présent, à la puissance et à la gloire dont avait hérité l'Empire, qu'aboutissaient, les perspectives fabuleuses et historiques ouvertes dans l'Énéide. Les vieilles vertus, l'antique religion de Rome, que des lois, mal secondées par les mœurs, des solennités sans foi, s'efforçaient de ranimer, la réparation des longues misères dont l'avait affligée l'anarchie par un despotisme modéré et tutélaire, les victoires qui, effaçant la honte de récentes défaites, reculaient, assuraient ses frontières, et semblaient garantir la perpétuité de sa domination, voilà aussi ce que célébrait Horace dans des odes magnifiques, auxquelles il ne manque, comme aux poèmes de Virgile, qu'une inspiration plus indépendante de la politique du prince, plus exclusivement nationale et romaine.

Rome dépouille, dans les autres ouvrages d'Horace, sa majesté historique, et s'y montre avec la familiarité de ses habitudes journalières. Ce ne sont plus les grandes scènes du Capitole et du Forum, mais le train ordinaire de la vie, le menu détail des intérêts et des affaires, le pêle-mêle des vices et des ridicules de la foule, les embarras, le tumulte, la scène changeante de la rue, où le poète, faute de mieux, aime à rêver, ne le pouvant faire dans son bois de la Sabine, quelque dérangé qu'il y soit par les fâcheux que lui attire le bruit de sa faveur. Il nous permet, à nous lecteurs, de nous y promener avec lui, et nous montre tout ce qui s'y passe.

Voilà la grande ville qui s'éveille, et les boutiques qui s'ouvrent, et les chars qui commencent à rouler. Passe avec son convoi de bêtes de somme et d'ouvriers, l'entrepreneur de bâtiments qui s'en va travailler à la ruine de quelque riche fatigué de l'être ; passent aussi les équipages de ce chasseur, qui rapportera le soir, en grand appareil, un sanglier acheté au marché; des clients se rendent en toute hâte au lever de leur patron; des plaideurs courent assiéger la porte de jurisconsultes fameux ; des troupes d'enfants, d'un pas plus calme, se dirigent vers les écoles, portant, sous le bras gauche, avec leurs tablettes, la bourse à jetons, qui sert à leurs études industrielles. Cependant il y a déjà foule au quartier de Janus, où se négocie l'argent; aux tribunaux, où disputent, à grand renfort d'avocats, de témoins, de cautions, le prêteur et l'emprunteur; dans les marchés, où se vendent à la criée les meubles et les hardes des débiteurs insolvables. Un noble Romain, un homme du moins qui porte une toge blanche, fend la presse du petit peuple en tuniques brunes. C'est un candidat aux honneurs que donne l'élection : il est accompagné de son esclave nomenclateur qui lui désigne ceux dont le suffrage compte, ceux dont il faut savoir le nom, dont il faut presser la main, à travers tous les obstacles, quand une file de charrois et trois enterrements, avec leurs noirs licteurs, se disputeraient le pavé. Arrive l'heure où l'on se repose du travail de la matinée c'est celle où s'arrachent au sommeil les hommes de plaisir pour aller montrer çà et là leurs grâces efféminées; d'autres, plus mâles, font parade, au champ de Mars, de leur force et de leur adresse ; de grandes dames, en cours de visites, circulent dans des litières, escortées d'un nombreux domestique; un parvenu, hier esclave, aujourd'hui grand personnage, se donne des airs en marchant, et semble manquer de place pour son importance ; un poète poursuit de ses vers un passant résigné et distrait; un philosophe expose à la vénération publique et à la risée des enfants sa barbe stoïcienne, toute sa philosophie; des amateurs de littérature lisent furtivement aux étalages des libraires les ouvrages nouveaux. Le soir venu, tandis que les gens de bon ton se rendent, précédés de flambeaux, à quelque invitation, sur les places, des bateleurs, des devins, convoquent autour d'eux un grossier public, auquel Horace se mêle sans façon, avant d'aller manger ses légumes, quand il n'est pas attendu chez Mécène. Voilà quelques-uns des mille tableaux qui s'offrent en chemin à notre promeneur, et que nous rencontrons dans ses vers, trouvant que c'était à Rome à peu près comme chez nous.

D'autres jours, jours fériés, il court où court tout le monde, aux gladiateurs, aux pantomimes, à ce qui reste des jeux de la scène bruyamment interrompus par une multitude brutale qui a des yeux et point d'oreilles ; qui ne veut plus de Varius ni de Fundanius ; qui réclame à grands cris, au plus bel endroit de leurs pièces, un ours ou des lutteurs ; qui, si le goût plus délicat des chevaliers s'avise de lui résister, est toute prête à décider la question à coups de poing: spectateurs vraiment curieux que le satirique regarde avec beaucoup d'attention et qui l'intéressent plus que le spectacle.

Toute la société romaine lui donne de même la comédie, une comédie très divertissante dont il ne manque pas de nous faire part; car, comme son maître, le vieux Lucilius, il dit tout à ses livres, ses amis, ses confidents, fidis sodalibus. Que de personnages y jouent un rôle, et sous leur propre nom, avec leurs traits véritables ; ces libertins fameux, coureurs d'illustres et périlleuses aventures, ou qui se déshonorent et se ruinent plus modestement plus sûrement, en mauvaise compagnie; ces amateurs de bonne chère, qui ont fait de l'art de manger une théorie, une philosophie, qui se croient les vrais disciples, les représentants légitimes de la doctrine d'Épicure ; ces donneurs d'excellents dîners qu'ils gâtent par leurs ridicules, en s'y servant (Molière, Le Misanthrope, acte II, sc. 5) eux-mêmes; ces parasites, bouffons complaisants, qui font à la table de leur roi l'histoire et l'éloge des morceaux, et les suivent à d'autres tables un qualité d'ombres; ces dissipateurs en lutte avec d'immenses fortunes dont ils viennent à bout par toutes sortes de profusions, par des constructions insensées, par la coûteuse manie des raretés, des antiquités, quelquefois par les dépenses qu'entraîne la fantaisie de devenir homme d’État; ces cupides, futurs avares, qui courent à la fortune par toutes les voies, honnêtes ou non, qu'enrichissent ou la ferme des revenus publics, ou l'intendance des grandes propriétés, ou les profits de la guerre, ou les rapines de l'usure, ou la chasse aux héritages des célibataires et aux dots des veuves, et qui, en possession, à force d'intrigues et de bassesses, de l'objet de leur convoitise, se retirent, se reposent dans les habitudes d'une lésine sordide, parfumant leur tête avec l'huile de leur lampe, et se refusant toutes choses jusqu'à leur dernière tisane ; ces poètes, car le satirique accorde naturellement une attention particulière à la littérature, ces poètes ivres dès le matin, échevelés, hérissés, pour contrefaire l'inspiration, laborieux plagiaires des écrits que garde la bibliothèque palatine, assidus concurrents aux couronnes qui s'y distribuent, un commerce réglé de compliments flatteurs avec leurs confrères qu'ils jalousent et qu'ils détestent ; et le peuple des connaisseurs, des jugeurs, le peuple grammairien, avec ses bureaux d'esprit, ses cabales, ses admirations de commande, ses dénigrements convenus, tous ses mouvements pour faire et défaire les réputations; bien d'autres acteurs encore que j'oublie, mais que nous retrouverons, héros d'anecdotes piquantes, qu'Horace conte à merveille, et qui nous offrent comme un supplément à ces journaux, à ces feuilletons de Rome récemment retrouvés, rendus au jour, par une spirituelle érudition (J.V. Le Clerc, Des Journaux chez les Romains etc…1838).

L'originalité des sujets traités par Virgile et Horace ne tient-elle, comme je l’ai dit, qu'à ce qui les domine, à ce qui permet de les rassembler sous un même point de vue, à l'expression, ou grave, ou familière, de l'histoire de Rome, de la vie romaine ? Elle tient encore à ce qui s'y trouve de particulier, de personnel aux deux poètes. Il y a entre eux, à cet égard, quelque différence. Ils représentent les deux directions entre lesquelles se partage toute poésie, soit que le poète se renferme en lui-même, ramène tout à lui-même, soit que, sortant de sa personnalité, se répandant au dehors, il expose, il raconte, il fasse agir et parler, bien libre d'ailleurs, dans ses compositions didactiques, épiques, dramatiques, de se montrer, s'il lui plaît, ou du moins de se laisser apercevoir. Cette seconde manière est celle de Virgile qui s'efface de ses ouvrages, mais anime, passionne de sa sensibilité les personnages qu'il y met en scène, que dis-je ? tous les objets de la nature qui s’offrent à ses pinceaux, et répand sur tous ses tableaux la tristesse mélancolique de son âme. L'antre façon appartient à Horace, qui ne perd jamais de vue ce qui le touche, alors même qu'il paraît s'en distraire, et qui eût pu dire de sa poésie ce qu'il a dit, d'après Aristippe, de sa morale

Mihi res, non me rebus subjungere conor.
(HOR, Epist, I, i , 19)

Horace chante ses amours et ses amitiés, les plaisirs, la richesse, les vertus de sa libre médiocrité, le pouvoir de qui il la tient et qui la protège, la philosophie qui l'y attache ; il étudie dans les mœurs de ses contemporains ce qu'il convient de suivre ou plus souvent d'éviter ; enfin, il recommande aux autres les principes de conduite qu'il s'est faits, et dont il se trouve bien, regrettant seulement de ne leur pas être toujours fidèle. Telles sont, en substance, ses odes, ses satires, ses épîtres, morceaux fort divers, et pourtant identiques, qui ont tous pour terme commun cette morale pratique à laquelle l'amenaient de concert la lecture des philosophes, l'observation du monde, l'expérience de ses propres faiblesses: car il ne s'épargne pas plus que les autres, il se reprend sans cesse pour se corriger; sans cesse, comme l'a dit si bien d'elle madame de Sévigné, il travaille à son âme, pour se rendre meilleur, et par là plus heureux. Et ce travail de tous les jours s'exprime, se traduit le plus souvent dans des vers d'allures diverses, selon le caprice du poète, des vers qui s'élancent au ciel comme sur les ailes de Pindare, où posent familièrement leurs pieds sur la terre.

« …Ne crois pas que sur le lit de repos ou sous le portique ma pensée reste oisive et me fasse faute. Ceci serait mieux ; de cette sorte, je vivrai plus sagement, plus heureusement ; je me rendrai plus cher à mes amis ; cet homme n'a pas bien agi ; me laisserai-je jamais aller à rien faire de semblable ? — Voilà ce que je roule en mon esprit, ce que je murmure entre mes dents, et, quand je suis de loisir, je m’amuse à le mettre sur le papier. »

neque enim, cum lectulus aut me
porticus excepit, desum mihi. 'rectius hoc est ;
hoc faciens vivam melius; sic dulcis amicis
occurram; hoc quidam non belle : numquid ego illi
inprudens olim faciam simile ?' haec ego mecum
conpressis agito labris ; ubi quid datur oti,
inludo chartis.
(HOR, Sat, I, iv, 133-139)

La morale d'Horace a encouru le blâme qui s'attache au système même sur lequel elle repose, celui de l'intérêt bien entendu. Cette morale n'oblige pas, elle conseille ; la vertu n'est pas son but, mais son moyen ; et n'est-ce pour elle que la vertu ? En quoi consiste-t-elle ? Moins dans la recherche du bien que dans la fuite du mal, dans un calcul de prudence, à l'aide duquel on se fraye, entre les excès contraires, une route mitoyenne, qui reste encore bien large et bien commode ; elle n'enseigne pas le sacrifice, mais, au contraire, l'usage des biens de la vie ; elle n'a rien à dire à ceux qui sont complètement dépourvus de ces biens ; seulement on apprend d'elle à se contenter, dans le partage, de la plus faible part. A force de concentrer nos pensées dans la considération de notre bien-être, elle risque fort de nous faire peur de ce qui pourrait le compromettre, y compris ce que réclament de notre dévouement la société, la patrie, les besoins et les maux de nos semblables. Tout cela a été dit, et fort bien dit, et avec quelque vérité, contre la morale dont Horace s'est rendu l'interprète mais il est juste d'ajouter, à la décharge de notre poète, que l'autre morale, la pure morale du devoir, quand la religion n'aide pas à la porter, est un fardeau bien lourd pour la commune faiblesse, surtout chez les nations vieillies et dans ces temps de fatigue qui suivent les longues agitations politiques. Quand Brutus vaincu se décourage, et la renonce, il faut savoir gré à un des moindres soldats échappés de sa défaite de se consacrer à détourner du vice, à ramener vers la vertu, même par des motifs intéressés. Qui ne l'en remercierait comme Voltaire ? Qui ne lui dirait, s'il savait aussi bien dire

Avec toi l'on apprend à souffrir l'indigence
A jouir sagement d'une honnête opulence,
A vivre avec soi-même, à servir ses amis,
A se moquer un peu de ses sots ennemis,
A sortir d'une vie ou triste ou fortunée,
En rendant grâce aux dieux de vous l'avoir donnée
(VOLT. Epître à Horace)

Vous traitez d'égoïste la morale d'Horace. Fort bien, si vous ne donnez à ce mot que son sens philosophique, si vous n'en flétrissez pas le caractère d'un poète qui n'avait rien de la sécheresse de sa doctrine, dont les convictions étaient si honnêtes, si aimables, si heureusement persuasives. Après cela, je conviendrai volontiers avec vous, pour achever mon parallèle, qu'il y a un plus grand détachement de soi-même, un amour plus tendre de l’humanité, plus de larmes sur ses souffrances, chez celui qui s'est comme caractérisé lui-même par cet admirable vers

Sunt lacrimae rerum et mentem mortalia tangunt.
(Virg. Aen. I, 462)

On a remarqué quelquefois que Virgile, par un pressentiment confus de la ruine de ce monde ancien dont il célébrait l'éternelle durée ; qu'Horace, par le dégoût de ses vices, dont la contagion arrivait pourtant jusqu'à lui; que tous deux, par une curiosité nouvelle à fouiller dans les replis du cœur, dans les entrailles de la société, par les procédés d'un art plus poli, plus achevé, plus régulier que celui qu'ils imitaient, ont été, dans l'antiquité, presque des modernes. Je vous invite donc à une étude, la plus rapprochée de nous qu'il me soit possible, et qui touchera même quelquefois aux questions dont de hardies tentatives préoccupent depuis quelques années les esprits. J'aurai à compléter, à résumer ce que j'ai déjà dit de Virgile ; j'aurai tout à dire d'Horace, sujet principal de ce cours, et qui suffira probablement à le remplir. Horace s'est exercé, avec souplesse et variété, dans plusieurs genres, dont nous devrons étudier l'histoire, afin d'y marquer sa place : il se rattache à une situation politique, à un ordre social, à des écoles philosophiques, à un système de morale, à des principes de goût et de style qui nous le feront regarder sous bien des aspects. Ses écrits, où nous avons comme ses mémoires, ses confessions morales et littéraires, bien plus, comme une histoire des mœurs et des lettres romaines, nous seront d'un grand secours pour le comprendre et l’expliquer. J'en ai fait l'épreuve aujourd'hui même, où je n'ai pu vous parler de lui et de son compagnon de génie et de gloire sans me servir le plus souvent de ses propres paroles; heureux si, pour vous les rendre, j'avais eu le don de cette langue élégamment familière, si française et si antique, qu'Horace parle avec Virgile, dans ces entretiens de l'Élysée, surpris, on le croirait, et traduits par Fénelon ! (Dialogues des Morts, dial. XLIX.)

Henri PATIN

 

fin de “Virgile et Horace”

 


 
[ Scan + OCR à partir de la numérisation en mode image disponible sur le site de la BNF ]
[ Textes collationnés par D. Eissart ] [ Mis en ligne sur le site "ESPACE HORACE" en janvier 2004 ]

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