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ÉTUDES SUR LA POÉSIE LATINE : 'Horace et ses œuvres' (1)

par Henri PATIN (1844)

 
 
 

— ÉTUDES SUR LA POÉSIE LATINE —

— Tome premier – Chapitre XIII — « COUP D’ŒIL GÉNÉRAL SUR HORACE ET SES ŒUVRES »

(cours de 1844-1845, leçon d'ouverture)

Messieurs,

J'ai fait déjà plus d'un cours sur Horace et je dois dire d'abord comment j’ai encore à en parler. De là la nécessité d'un résumé et d'un programme, que je voudrais complets, que vous souhaiterez courts, et qu'il m'a paru convenable d'écrire, pour qu'ils eussent plus de chances d'être l'un et l’autre.

Amené par le sujet général que je traite depuis quelques années dans cette chaire, l'histoire de la poésie latine, à ses deux plus illustres représentants, à Virgile premièrement, et, après lui, à Horace, j'ai dû remarquer, avec les caractères qui leur sont communs, et qui les montrent contemporains autant par le génie, par le goût, par les procédés de l'art, que par la date, la différence fondamentale qui les sépare.

Virgile et Horace, ces chefs reconnus, ces rois de la pensée poétique de leur temps, se sont partagé les deux directions que suit toute poésie.

Il y a des poètes qui sortent d'eux-mêmes, se répandent au dehors, se confondent avec ce qu'ils peignent, la nature et la société. C'est ce qu'a fait Virgile, tout en laissant paraître la sensibilité, la tristesse mélancolique de son âme ; c'est ce qu'il a fait dans les petites scènes de ses Églogues, dans les tableaux de ses Géorgiques, dans les récits de son Énéide : l'épopée, le drame, le poème didactique et descriptif sont les formes principales de cette poésie où s'absorbe en quelque sorte la personnalité du poète.

La poésie n'est pas toujours aussi désintéressée. Il y a des poètes qui se renferment en eux-mêmes, ne sortent pas d'eux-mêmes, se prennent eux-mêmes pour leur sujet, y ramènent toutes les choses du dehors; tel est Horace soit qu'il célèbre les souvenirs de gloire et de vertu de la république, ou les grandeurs de l'empire, les beautés et les charmes de la nature sensible, l'amour et les plaisirs, le bonheur des jouissances faciles et modérées, les avantages d'une condition médiocre, soit qu'il se rie des vices et des ridicules de ses contemporains, soit qu'il enseigne les règles d'une conduite raisonnable et les principes du goût, il ne fait jamais qu'exprimer ses sentiments propres, intimes, sous quelques-unes des formes qui appartiennent à cette poésie personnelle, celle de l’ode, de la satire, de l’épître. Il ne lui manque pour les avoir essayées toutes que d'avoir fait des épigrammes, des élégies, et il existe certains témoignages (Suet., Horat. Vit.), de peu d'autorité il est vrai, desquels on pourrait s'appuyer pour l'adjoindre à la liste des poètes élégiaques.

Ce qui donc a dû me frapper, lorsque, arrivé, d'époque en époque, au siècle d'Auguste, j'ai passé de Virgile à Horace, c'est non seulement leur identité à certains égards, l'élévation du génie, la perfection du goût et de l'art, non seulement les différences que mettent entre eux la variété des genres où ils se sont exercés, et les tons divers qu'ils y ont pris, mais cette différence de direction générale qui a fait d'Horace un poète égoïste, en prenant ce mot dans un sens inoffensif, car jamais égoïsme ne fut plus aimable.

Cela posé, que devais-je chercher avant tout dans ce recueil qui offre à l'étude une matière au premier abord confuse ? Ce qu’Horace a voulu y mettre, ou y a mis sans le vouloir, c'est-à-dire Horace lui-même, avec son caractère, son humeur, ses qualités morales et ses défauts, sa manière d'être dans le monde, sa morale pratique, sa philosophie, sa politique, sa littérature; j'y devais chercher en même temps, ce qui s'y trouve aussi, sa biographie.

Dans les ouvrages de Virgile se voit sans doute la trace des malheurs de sa jeunesse, du paisible et poétique loisir de son âge mûr ; on y rencontre les noms du Mincius, de Mantoue, de Parthénope, prononcés avec passion, avec amour. Mais, chez Horace, ce sont de perpétuels détails sur les circonstances de sa vie, qui le rendent, non pas seulement le plus ancien, mais le plus exact, le plus complet, surtout le plus intéressant de ses biographes.

J'ai employé de fort nombreuses leçons à retracer l'histoire d'Horace avec ses propres vers, à la lui faire raconter à lui-même.

C'est lui qui a entretenu mes auditeurs de tout ce qui se rattache à la date et au lieu de sa naissance, à son nom, à la condition de ses parents, à l'éducation qu'il reçut de son père ou par ses soins, à Vénuse, à Rome, à Athènes, de ses services militaires sous Brutus, de sa vie administrative dans les bureaux de la questure, après le désastre de Philippes, de son changement de parti politique, enfin et surtout, ce qu'il est si intéressant d'étudier, de sa situation auprès de Mécène et d'Auguste.

Voilà pour la première moitié de sa vie. La seconde comprend une trentaine d'années, sans autre événement qu'un grand loisir consacré au monde, à l'amitié, aux lettres, plein de bien-être et aussi de gloire : c'est encore Horace qui l'a fait connaître à ceux qui voulaient bien alors suivre mes leçons. C'est lui qui leur a raconté l'emploi de ses heureuses journées et à Rome, et dans sa villa, tant aimée, de la Sabine, et dans les divers lieux de plaisance tour à tour visités par lui. Ces lieux, nous y avons voyagé sur ses pas, pour y recueillir tous les genres d'inspiration qu'il y avait trouvés. Un autre voyage, voyage intellectuel, nous a conduits, à sa suite, dans des pays que la lecture lui rendait familiers et dont le séjour assidu eut sur le développement de son génie une influence qu'il fallait apprécier; c'étaient ceux de la poésie grecque, de la poésie latine. Les lectures d'Horace, auxquelles il consacrait tant d'heures, suivies de réflexions qui le menaient souvent à des vers, n'étaient pas seulement littéraires; les philosophes y avaient place. Nous avons recherché, toujours dans les écrits d'Horace, par quel éclectisme ce poète philosophe a emprunté aux divers systèmes les principes de la morale pratique qui fait le fond de ses ouvrages.

Ces prolégomènes (Ils ont été reproduits par moi dans l'Étude sur la vie et les ouvrages d'Horace, dont j'ai fait précéder la traduction que j'ai donnée, en 1850, des œuvres du poète.), que l'intérêt du sujet, et des questions accessoires qui s'y rattachent, m'a fait prolonger, je l’avoue et ne crois pas devoir m'en excuser, le plus qu'il m'a été possible, nous avaient appris ce qui avait été la préparation, l'aliment du génie d'Horace, l'occasion de ses vers, nous avaient fait connaître, pour ainsi dire à priori, ce que contiennent ses œuvres diverses. Nous n'avions plus qu'à nous occuper de leur forme, qu'à considérer l'auteur successivement comme poète lyrique, poète satirique, poète didactique tel fut l'objet de leçons nouvelles, interrompues pendant deux ans, il importe peu de dire par quelles raisons, pour d'autres sujets d'étude, et dont j'ai repris la suite dans le cours qui a précédé celui–ci.

Je me suis demandé d'abord à quelles époques de la vie d'Horace se rapporte plus particulièrement la culture des divers genres entre lesquels s'est partagé son génie poétique; et des considérations que je ne dois point reproduire en détail m'ont porté à établir qu'après ces exercices d’enfance, ces vers grecs, composés à Athènes, que Romulus lui-même, nous dit-il (Sat., I, x, 31 sqq.) vint lui interdire, son début véritable avait été la satire, la satire sous une double forme, et dans ces ïambes, modelés sur les exemples d'Archiloque, qui portent dans son recueil le titre général d'Épodes (c'est une espèce de satire lyrique), et dans ces pièces qu'il intitula modestement Sermones, lesquelles appartiennent à la satire proprement dite. J'ai montré que, tout en poursuivant sa carrière ïambique et satirique, le poète n'avait pas tardé à se consacrer de préférence à la composition de ses odes, jusqu'à ce que, l'âge le rendant moins propre à bien des choses, lui ravissant, entre autres, lui dérobant l'inspiration lyrique, tendunt extorquere poemata (Epist., II, ii, 55 sqq.), jusqu'à ce que, son humeur refroidie le détournant de la censure vers la correction des mœurs, le portant à plus d'indulgence pour autrui, à plus de zèle pour faire profiter les autres de son expérience, il en vint à écrire des ouvrages, peu différents de ses satires, appelés de même par lui Sermones, ses épîtres, qui ne sont point sans malice, mais où domine l'enseignement moral.

Je fis remarquer que parmi ces épîtres, quelques-unes, les deux du second livre, et l’Épître aux Pisons, sont moins morales que littéraires, qu'elles contiennent une sorte d'histoire de la poésie latine, une poétique; qu'elles paraissent être d'un temps où le poète fatigué se retirait dans la critique:

fungar vice cotis, acutum
Reddere quae ferrum valet, exsors ipsa secandi
(De arte poet., 304 sqq.)

Ainsi je divisai, recommandant toutefois de ne pas prendre à la rigueur cette division, la vie poétique d'Horace en quatre époques où il a fait non pas exclusivement, mais surtout:

1° Des satires et des odes satiriques, ses ïambes, ses Épodes ;
2° Des odes de toutes sortes ;
3° Des épîtres morales ;
4° Des épîtres, et même une sorte de poème didactique, dont le sujet était surtout la littérature.

Cette classification m'autorisait à suivre, dans la revue que je devais faire des œuvres diverses d'Horace, l'ordre habituel des recueils, à un changement prés cependant; car s'il était convenable de commencer par les odes, il ne l'était pas moins d'aller d'abord au cinquième livre formé, soit par Horace lui-même, soit par un éditeur posthume (On discute là-dessus, et j'ai moi-même pris part à la querelle — Voyez le “Journal des Savants”, février 1842, p. 86 sqq., et les morceaux placés sous le titre d' Appendice à la suite de ma traduction d' Horace.), formé de ces compositions ïambiques par lesquelles, en même temps que par ses premières satires, s'était révélé le poète.

J'ai donc avant tout appelé l'attention de mes auditeurs sur les Épodes, ces pièces singulières dans lesquelles, cédant à l’emportement de la jeunesse, prenant le premier, a-t-il dit (Epist., I, xix, 21 sqq.) (ce qui n'est pas complètement exact, Furius Bibaculus, Calvus, Catulle, l'avaient fait avant lui), prenant des mains furieuses d'Archiloque (De arte poet. 79), pour en armer les siennes, le trait terrible de l’ïambe,

Me quoque pectoris
Tentavit in dulci juventa
Fervor et in celeres iambos
Misit furentem
(Od. I, xvi, 24 sqq.)

Horace avait donné cours à des colères de toutes sortes, politiques, morales, littéraires, amoureuses.

Nous avons parcouru curieusement ces monuments d'un genre renouvelé chez nous avec éclat, avant quelques poètes de notre temps, par celui qui s'écriait, plein d'une vertueuse rage, à une bien triste époque :

S'il est écrit aux cieux que jamais une épée
N’étincellera dans mes mains,
Dans l'encre et l'amertume une autre arme trempée
Peut encor servir les humains.
…………………………………
Mourir sans vider mon carquois !
Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange,
Ces bourreaux barbouilleurs de lois,
Ces tyrans effrontés de la France asservie,
Egorgée !… ô mon cher trésor,
O ma plume ! fiel, bile, horreur, dieux de ma vie,
Par vous seuls je respire encor....
(André Chénier, Iambes, III)

Ces vers d’André Chénier nous ont offert une bien frappante définition du genre, et par l'entrelacement de mesures inégales, par une verve emportée et furieuse, ils nous ont paru reproduire heureusement quelque chose des ïambes d'Archiloque et des Épodes d'Horace. Nous n'avons pas jugé toutefois que la reproduction fût complète, initiés par le poète latin à l'esprit de cette poésie étrange que caractérisait chez les anciens, plus que chez nous, l'union d'une passion violente et emportée, d'images d'une familiarité grossière, d'une crudité cynique, avec l'extrême précision, l'exquise élégance de la forme.

A d'autres inspirations appartiennent les quatre livres d'odes, que nous avons ensuite commencé à étudier.

Ici encore se présentait une question chronologique: à quelles époques, plus ou moins certaines, ces compositions, qui ont chacune leur date, curieusement cherchée, ardemment discutée par la critique, ont-elles paru sous forme de recueils ? Cette question, nous nous sommes appliqué à la résoudre, autant que la chose est aujourd'hui possible, et ce qu'elle avait d'aride a disparu dans l'intérêt de quelques-unes des pièces justificatives dont nous avions à faire usage ; je veux dire ces morceaux si pleins d'enthousiasme, d'orgueil poétique qui, au début et à la fin des livres, en offrent le plus souvent comme la préface et l'épilogue.

Nous avions, d'après Horace lui-même, placé ses Épodes en quelque sorte sous l'invocation d'Archiloque. Nous avons dû rechercher quels autres grands noms de la poésie grecque servaient de décoration, de recommandation, d'inspiration à ses odes, et nous avons formé pour ainsi dire une galerie des portraits tracés par lui de ces lyriques, qu'il reconnaissait comme ses modèles, à qui il se proclamait si redevable, d'Alcée et de Sapho avant tous, de Simonide, d'Anacréon, de Pindare.

Leurs œuvres sont en grande partie perdues, il n'en reste le plus souvent que des ruines, que des débris informes; de là l'extrême difficulté d'apprécier l'étendue des obligations qu’Horace leur pouvait avoir, de faire chez lui la part de l'originalité et de l'imitation, de marquer le caractère, de décrire les procédés de cette imitation.

Nous n'avons cependant point décliné cette tâche préliminaire, et, décomposant le recueil d'Horace, nous y avons distingué quelques pièces qu'on sait avoir été directement traduites, ou du moins imitées des lyriques grecs ; d'autres, un peu plus nombreuses, dont ces lyriques n'ont fourni que le point de départ, que le cadre; enfin un très grand nombre qui leur doivent certains ornements de détail. De cette espèce de statistique a résulté pour nous, avec évidence, la conclusion, qu'Horace, peu favorable aux imitateurs, qui a maudit ou bafoué, selon l'occasion, leur servum pecus, leur sot bétail, comme a traduit La Fontaine, n'a pas mérité d'y être lui-même confondu, qu'il a su conserver dans l'imitation les libres allures d'un poète original.

Une autre conclusion à laquelle nous avons été amenés, c'est que de ces lyriques grecs, dont il s'est si librement inspiré, nul précisément ne lui a plus profité que Pindare, avec lequel il jugeait bien téméraire, bien périlleux, d'entrer en lutte.

Pindarum quisquis studet aemulari
Iule, ceratis ope daedalea
Nititur pennis, vitreo daturus
Nomina ponto.
(Od., IV, ii, 1 sqq.)

Non seulement, comme cette diligente abeille, à laquelle dans cette ode même il se compare, il butine abondamment dans le champ même de Pindare et lui emprunte force détails ; mais il lui doit visiblement quelque chose de la précision, de la hardiesse figurée de son style, bien que se tenant prudemment dans des limites plus discrètes. Il va même jusqu'à lui emprunter cette marche extraordinaire qu'il compare à celle d'un torrent débordé, et qu'on a qualifiée de pindarique.

En quoi consiste-t-elle ? J'ai cherché à la définir, à la montrer chez Pindare, à la retrouver chez Horace, et je suis arrivé à conclure qu'elle ne lui était pas autant donnée qu'à son modèle par la situation du poète, qu'elle devient chez lui un effet de l'art, comme a dit Boileau, que, malgré la beauté incontestable des pièces qu'elle a produites, elle y offre quelque chose d'artificiel, que notre imitation a encore beaucoup outré.

De l'ordonnance générale des odes d'Horace, la suite naturelle des idées m'a conduit aux divers éléments qui sont entrés dans la composition de ces morceaux célèbres. La rhétorique des anciens, dénombrant et rangeant les ressources de l'argumentation oratoire, les avait distribuées dans des lieux, c'est son expression, où il était loisible à chacun d'aller les prendre. On pourrait croire que la poésie, la poésie lyrique particulièrement, avait aussi ses lieux communs, tant intrinsèques qu'extrinsèques, d'où elle tirait, au besoin, les ornements dont elle se parait. Bien que chez Horace la trace d'un tel travail soit comme effacée par la perfection de l'art et la facilité du génie, il est cependant possible de la retrouver, et nous n'avons cru ni sans utilité ni sans intérêt de remonter jusqu'aux sources, alors moins visitées du vulgaire, moins profanées, moins troublées par ses indiscrets emprunts, où a puisé notre poète :

Juvat integros accedere fontes
Atque haurire.
(Lucr., De Nat. rer., IV, 2)

La plus féconde sans aucun doute, on le conçoit facilement, c'est la mythologie. Sujet spécial de deux ou trois de ses poèmes lyriques (Od., I, x, xv; II, xix, etc.), elle a fourni à plusieurs (Ibid, I, vii; III, xi, xvii, etc. Cf.Epod., xiii.) des épisodes d'une étendue considérable, et à toutes, en fort grand nombre, des allusions, des images, des expressions. Nous avons fait comme l'inventaire de tout ce qu'Horace lui a emprunté; nous avons cherché à pénétrer dans les secrets de l'art ingénieux et délicat qui présidait à ces emprunts; mais nous avons dû remarquer qu'au temps où écrivait, disons mieux, où chantait Horace, dans un temps marqué par le déclin des croyances, la mythologie ne pouvait plus être pour lui ce qu'elle avait été pour ses modèles grecs, l'expression vivante, non seulement des souvenirs nationaux, mais de la foi religieuse. Devenue déjà chez les Alexandrins une sorte de langue littéraire propre à prêter sa forme tantôt aux systèmes de la science, tantôt au sentiment, elle ne fut point autrement considérée par cette société d'élite, société aussi sceptique qu'élégante, à laquelle, dans la dévote Rome, s'adressait surtout la muse latine. Oui, ce n'était plus qu'une langue littéraire, mais une langue entendue de tous, à l’intelligence de laquelle les splendides cérémonies du culte public, les chefs–d’œuvre des arts apportés par la victoire, l'étude des poètes grecs, la lecture de leurs imitateurs latins, enfin et surtout les représentations du théâtre, disposaient les esprits, qu'on ne pouvait guère se dispenser alors de leur parler, qu'on leur parlait en toute occasion, même quand il aurait été plus naturel de choisir de préférence un langage plus direct pour l'expression des affections intimes de l'âme. La situation d'Horace nous a été expliquée par celle de nos lyriques, qui ont fait longtemps, sans une égale nécessité, et avec bien moins de succès, la même chose, chez qui est aussi intervenue à tout propos la mythologie, mais souvent comme un hôte imprévu et incommode, comme une sorte de fâcheux, dont on a fini par réclamer l'exclusion. Les dieux de la Grèce et de Rome, les dieux d'Horace, compromis par les hommages traditionnels de Malherbe, de J. B. Rousseau, de ce Lebrun qu'on a dit (M. Émile Deschamps) être :

Hardi comme Pindare et plus mythologique

on les a renvoyés à leur antique Olympe. Cet exil avait sa raison sans doute, mais il a été prononcé avec un excès de rigueur, contre lequel ont protesté, en beaux vers, autrefois Corneille et Boileau ; et, dans une circonstance récente (Séance publique de l’Académie française, le 5 février 1843), dont le souvenir m'est précieux, un aimable poète, qu'il est naturel de citer en cette enceinte si longtemps animée par sa parole éloquente. Plaidant avec esprit et avec grâce la cause perdue de ces divinités poétiques que sa jeunesse avait adorées chez Horace et même chez ses imitateurs, M. Lacretelle disait à leurs intraitables adversaires :

…………………………………………….
La science sévère est moins que vous craintive;
Des astres dont son œil vient d'enrichir nos cieux,
Elle aime à compléter la famille des dieux.
L'aimable botanique, en courant vers l'aurore,
Fait de notre heureux globe un théâtre de Flore,
Et vous la bannissez même de vos chansons.
Tous les arts ont frémi de vos dures leçons.
Contemplez d'Apollon le divin simulacre
Il a pu triompher du marteau d'Odoacre.
Quand Rome et l'univers rentraient dans le chaos,
Le Tibre l'a mille ans protégé sous ses flots ;
Il rayonne toujours de sa splendeur première ;
De l'empire du beau c'est toujours la lumière ;
Son regard, enflammé d'un sublime courroux,
Semble nous dire encor: Profanes, à genoux !
……………………………………

Les odes d'Horace, marquées par le temps où elles se sont produites d'un caractère, je ne dirai pas si religieux, mais si mythologique, sont de ces monuments qui ne vieillissent pas avec les idées qu'ils expriment, et dont l'inaltérable beauté résiste même aux révolutions par lesquelles est renouvelée l'imagination humaine.

Une autre sorte d'ornements poétiques qu’Horace a fort prodiguée n'a pas été moins décriée par l'usage peu judicieux, peu discret, qu'en ont fait les poètes dont se moque Boileau dans ces vers de sa neuvième satire:

Irai-je dans une ode, en style de Malherbe,
Troubler dans ses roseaux le Danube superbe,
Délivrer de Sion le peuple gémissant,
Faire trembler Memphis ou pâlir le croissant,
Et passant du Jourdain les ondes alarmées,
Cueillir mal à propos les palmes idumées?

Je veux parler de cette géographie qui a partout sa place avec la mythologie dans les vers d'Horace, qui fait partie ainsi qu'elle de sa composition et de son style, qui ne contribue pas moins qu'elle à les animer, à les colorer.

La nouveauté du monde, mal exploré, peu connu, tout plein, comme l'a dit Horace des rives de l'Hydaspe, fabulosus Hydaspes, de perspectives merveilleuses, faisait, pour les anciens, de la géographie une chose poétique. Les Grecs en avaient rempli leurs compositions de toutes sortes, celles-là même quelquefois auxquelles semble le moins convenir ce genre d'agrément, les compositions du théâtre (Voyez mes Études sur les tragiques grecs, livre I, chap. iii et iv, notamment aux pages 228, 257, 275 et suivantes de la première édition, 237, 277, 297 de la seconde et de la troisième.); et cela bien avant qu'Alexandrie en eût fait un des thèmes favoris de ses doctes poèmes. Naturellement ce goût passa aux poètes latins, chez un peuple guerrier, conquérant, conduit par ses continuelles expéditions vers toutes les extrémités du globe, qui faisait de la géographie à la manière d'Alexandre et de ses successeurs. C'est ainsi qu'Horace reçut d'une double tradition, grecque et latine tout ensemble, l'usage particulier aux anciens, et de ces épithètes locales qui donnent en quelque sorte une patrie à tout objet, quel qu'il soit, appartenant à la nature ou à l'industrie humaine, dont parle le poète, et de ces énumérations grossies des noms de tant de villes et de contrées diverses qui égarent l'imagination en de lointains voyages. Les unes et les autres sont très fréquentes dans les odes d'Horace, dont elles élargissent singulièrement l'horizon. Cette géographie n'est pas un vain placage, comme dans les banalités hyperboliques justement censurées par Boileau. Toujours elle a sa raison dans la nature des idées qui l’amènent, des sentiments qui s'y mêlent; elle a même toujours quelque chose de passionné. C'est l'expression d'un souvenir personnel et vif des lieux, qu'il s'agisse de l'Italie, ou même de la Grèce et de l'Asie, autrefois visitées par le poète; l'expression du bien-être qu'il goûte dans quelques résidences préférées, Tarente, Baïes, Préneste, Tibur, la Sabine; de l'attachement qu'il a conservé pour son pays natal, l'Apulie ; enfin et surtout l'expression du patriotique orgueil que lui donne la grandeur d'un empire dont la capitale est Rome, et la frontière les extrémités du monde connu. Cette frontière immense, sur laquelle Auguste a incessamment les yeux attachés, que ses armes protégent partout à la fois contre les populations inquiètes prêtes à la franchir, Horace en fait en cent endroits mesurer l'étendue. On peut, nous y avons consacré un assez grand nombre de leçons, en dresser la carte avec ses vers.

Ce n'est pas seulement à la mythologie, à la géographie, qu'Horace emprunte les détails, constante parure de ses odes ; c'est encore à une science dont les lyriques modernes ont aussi fait usage à son exemple, toujours bien moins naturellement, bien moins heureusement, l'astronomie.

L'astronomie, chez nous, est devenue par le progrès des connaissances un domaine tout scientifique, abandonné du vulgaire : le nom, la place, la marche, l'influence des diverses constellations, tout cela est bien moins familier au grand nombre que dans le temps où les astres, décorés du nom des dieux, liés aux traditions religieuses et poétiques dont tous les esprits étaient pleins, réglaient pour tout le monde le cours de l'année, présidaient à la succession des divers travaux. Le calendrier, l'almanach ont remplacé très prosaïquement cette astronomie, liée d'une part à la religion, de l'autre à l'industrie humaine, qui, chez les Grecs d'abord, ensuite chez les Romains, avait trouvé sa place naturelle dans la poésie comme dans le langage ordinaire, était familière à tout le monde, et, aujourd'hui qu'elle ne nous gouverne plus si directement, est devenue assez obscure.

Les lecteurs de Rousseau entendent-ils autrement que par l'érudition, par le souvenir classique d'Horace ou de Virgile, ce qu'il veut dire quand il parle si souvent des Hyades, des Pléiades, d'Orion ? Il n'en était pas de même pour les anciens ; l'astronomie, dans certaines limites, était pour eux une langue aussi usuelle, d'un usage aussi facile et aussi naturel que la mythologie à laquelle elle tenait étroitement.

Comme la mythologie, elle avait eu en Grèce deux âges : elle avait été naïve chez Hésiode, scientifique chez Aratus.

Dans les poèmes du premier, en effet, c'est encore une sorte d'Olympe habité par des dieux en qui on a foi ; c’est le calendrier du cultivateur qui y lit l'annonce des saisons et le signal de ses travaux. Vous voyez là, selon une expression célèbre et souvent citée, « l'aimable simplicité du monde naissant ».

L'astronomie n'a plus ce caractère naïf chez l'alexandrin Aratus, qui traduit en vers la science d'Eudoxe, et est, d'autre part, comme les poètes de ce temps, archéologue dans sa mythologie. C'est de la science en vers, mais en vers fort élégants, fort harmonieux, fort agréables, qui charmèrent les Romains à tel point que, traduits par Cicéron, ils le furent de nouveau par Germanicus et par d'autres, et qu'à la fin du siècle d'Auguste ils inspirèrent le poème de Manilius.

On comprend, et je me suis appliqué à le démontrer, que des détails astronomiques aient, au même titre que la mythologie, que la géographie, trouvé leur place chez Virgile et chez Horace.

Virgile, dans ses Géorgiques, a mêlé habilement la naïveté d'Hésiode et la science d'Aratus : il a l'expérience vulgaire du paysan qui sait prendre conseil du ciel et de la nature, il a les connaissances d'un homme instruit qui a appris le ciel dans les écoles ; mais il en use avec discrétion, uniquement pour varier sa matière, pour donner un horizon de plus à ses tableaux champêtres, pour les encadrer non seulement dans ce que découvrent tous les regards, même les plus simples, mais encore dans ce que voient, au delà, des yeux plus savants.

Horace aussi, ç'a été le sujet de quelques-unes de nos leçons, a profité avec sobriété de ce que lui fournissait de périphrases heureuses pour parler des heures du jour, des époques de l'année, des travaux, des occupations qu'elles ramènent, une science encore usuelle, encore quelque peu mêlée à la religion, par conséquent encore poétique, et que lui apportait aussi, de concert, la tradition des poètes grecs et romains.

L'astronomie, je n'ai pas dû négliger d'en faire la remarque, a quelquefois, chez Horace, un caractère astrologique; le poète n'y lit pas seulement l'annonce des saisons, le signal des travaux de l'homme, mais, comme l'enseignait à cette époque une science alexandrine et chaldéenne, déjà ancienne dans le monde et fort en crédit à Rome, comme devait bientôt le professer en beaux vers Manilius, les oracles de la destinée. La raison d'Horace était-elle donc, ainsi qu'on l'a dit, dupe de cette science chimérique ? Pas plus, je pense, que celle de Boileau quand il écrivait :

S'il ne sent point du ciel l'influence secrète,
Si son astre en naissant ne l'a formé poète.

Comme Boileau, Horace faisait simplement appel à la croyance vulgaire; l'astrologie n'était pour lui qu'une langue de plus, langue littéraire, langue poétique dont il lui plaisait quelquefois de revêtir sa pensée. On l'a pu voir par les passages mêmes (Od., II, xvii, 1 sqq.) où sa poésie est le plus astrologique, et où, indifférent et sceptique astrologue, il paraît même ne pas savoir sous quel astre il est né, où il hésite entre plusieurs, laissant à d'autres le choix, où il dit implicitement ce qu'a traduit Perse

Il est un astre, je ne sais lequel, mais il en est un, qui confond mon existence avec la tienne.

Nescio quod, certe est, quod me tibi temperat astrum (Sat., V, 51)

... suite : “Horace et ses œuvres” II

 
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