II, 3
Garder l’esprit serein quand les choses vont mal,
De même qu’on s’abstient d’une joie insolente
Quand on est plus chanceux, c’est mon conseil,
Dellius, car la mort te prendra,
Aussi bien si tu vis toujours dans la tristesse
Que si tu fais la fête à l’abri des regards,
En dégustant, couché sur le gazon,
Un vieux Falerne des familles.
Pourquoi ce pin géant et ce blanc peuplier
S’aiment-ils sur nos têtes en mêlant leurs feuillages ?
Et la Nymphe qui fuit d’un cours oblique,
A quelles fins s’excite-t-elle ?
Holà, du vin, holà des parfums et des roses,
Elles durent si peu. Qu’attends-tu pour jouir,
Tant que ta bourse, ton âge et les fils noirs
Des trois Parques te le permettent ?
Terrains, maison, propriété, villa que baignent
Les eaux blondes du Tibre, il faudra tout laisser,
Oui, tout laisser sans en rien excepter
Entre les mains d’un héritier.
Que tu sois riche ou pauvre, descendant d’Inachus
Ou d’infime extraction, cela ne change rien,
Tu fais partie du cheptel où se sert
L’impitoyable dieu des morts.
Pas moyen d’échapper : on y passera tous.
C’est une loterie où l’on gagne à tout coup.
Ton numéro sortira tôt ou tard
Pour l’embarquement sans retour.
• TRADITION
Dans cette pièce charmante, d’aucuns disent « jolie », le poète exhorte son ami Dellius à garder l’esprit égal en toutes circonstances, et à profiter de la vie avant son terme fatal.
• OBJECTION
C’est se voiler la face, car cette ode n’a rien d’aimable : elle est grinçante au contraire, toute en sarcasmes. D’autre part, comment expliquer le violent contraste entre l’ode précédente, qui prônait la vertu, et ces conseils inspirés d’un épicurisme de bas étage ? Epicure, comme on sait, enseignait en particulier la sobriété et le mépris de la mort. Or ici le Falerne coule à flots et le spectre de la mort est agité devant nos yeux comme un épouvantail terrifiant. De qui se moque-t-on ?
• PROPOSITION
Il faut dissocier l’auteur de l’énonciateur. Horace s’est éclipsé sur la pointe des pieds, cédant provisoirement le calame à anti-Ego, cette maléfique entité apparue dans les Odes depuis I, 4, où nous avions pu l’identifier à l’empereur Auguste.
• JUSTIFICATION
D’abord, souvenons-nous que Dellius, personnalité politique de premier plan, avait
un long passé d’opposition à Auguste, auquel il ne s’était rallié qu’in extremis, à la
veille de la bataille d’Actium. Officiellement, on pardonna, mais sous les sourires de
façade on n’oubliait rien. D’où la logique assez sinueuse, reptilienne, du poème, qui ne
laisse pas bien discerner de prime abord si les choses vont actuellement bien ou mal
pour le dédicataire. Mais puisqu’il lui est conseillé de se donner du bon temps plutôt
que de se morfondre dans la tristesse, on en déduira qu’il est en mauvaise posture,
malgré une situation financière des plus enviables (strophes 4-5). Allusion feutrée,
donc, à sa position politique, qui fut naguère plus reluisante, ainsi que le lui rappellent
les v. 2-4, où l’expression insolenti… laetitia (« une joie insolente ») fait figure de
cinglant avertissement : « Tu t’es bien moqué de moi autrefois, mais ne t’avise pas
de recommencer. Si tu veux mon avis, bois, mange, fais la fête, et ne te mêle plus
de politique ».
Les sous-entendus grivois de la troisième strophe, mal aperçus de la critique,
reflètent une vision du monde très orientée. Ainsi, la verticalité du pin associée
à la blancheur féminine du peuplier est censée suggérer d’obscurs jeux érotiques
en plein ciel, tandis que l’eau qui court devrait, on présume, nous évoquer quelque
Nymphe lascive (cf. II, 11, 18 suiv.). En somme, qu’on lève les yeux ou qu’on les
baisse, la Nature tout entière nous convie à l’amour. L’amour le plus physique,
s’entend. « Vautre-toi, mon cher », c’est le message.
Mais comme si Dellius ne montrait pas assez d’empressement à obtempérer,
voilà que de doucereuse la Voix se fait pressante, qu’elle le rabroue, qu’elle
le harcèle, qu’elle fait tinter le glas à son oreille. La moitié du poème, pas
moins, brode sur le thème de la mort. Etrange complaisance. S’il s’agissait
simplement, comme on le faisait dans les banquets, d’affûter en nous le goût
de la vie par la représentation de sa brièveté, quelques vers suffisaient. Mais
le lamento se poursuit inexorablement, jusqu’à ce que tout espoir soit enterré.
Si, après cela, Dellius a encore envie de se divertir, grand bien lui fasse. Et
c’est là sans doute la plus grande perversité de la Voix : atteindre le résultat
contraire à celui qu’elle affiche. « Jouis si tu veux, tu mourras quoi que
tu fasses ».
Du coup, l’on saisit mieux le ton de ce funèbre discours. Non, il ne déplore pas,
il jubile. Il ne meurt donc pas, lui, l’orateur ? Tout se passe de fait comme si,
la première personne du pluriel, d’ailleurs bien tardive, n’étant qu’un leurre,
il s’exceptait personnellement du lot commun, comme s’il s’assimilait à
Orcus, ce Croquemitaine, à travers le titre d’heres (« l’Héritier »), celui à qui
tout reviendra un jour. « Jouis si tu peux, tu ne m’échapperas pas ».