II, 5
Elle est trop jeune encore pour supporter le joug,
Trop jeune pour pouvoir soutenir les assauts
D’un partenaire, et ne pas succomber
Sous le poids du taureau en rut.
A travers les prairies ta génisse gambade
Comme en un rêve, tantôt rafraîchissant son corps
A des rivières, tantôt d’humeur à jouer
Avec ses jeunes congénères
Sous la saulaie. Résiste à ce vicieux attrait
Pour le raisin trop vert : bientôt tu cueilleras,
Lourde et vermeille, et de soleil gorgée,
La grappe offerte par l’Automne.
Bientôt Lalagé te suivra : car le temps court
Sauvagement, et les années qu’il t’aura prises,
Il les lui donnera : bientôt c’est elle
Qui provoquera les amants
Eclipsant d’un seul coup Pholoé l’allumeuse
Et Chloris dont l’épaule émet une blancheur
Pareille au clair de lune sur la mer ;
Eclipsant même Gygès de Cnide.
Lui, si tu le mêlais à un cercle de filles,
Chose admirable, n’importe qui s’y tromperait,
Avec sa chevelure en liberté
Et l’ambiguïté de ses traits.
• TRADITION
A un correspondant anonyme (lui-même ? un jeune mari trop pressé ?) Horace conseille la patience envers la trop jeune Lalagé : elle n’est pas mûre encore pour l’amour.
• OBJECTION
La choquante crudité de la première strophe devrait suffire pour faire comprendre que le poète ne s’adresse pas à lui-même (ou au rôle qu’il jouerait, sa persona, ce qui n’est qu’un simple faux-fuyant). D’autre part, si la jeune fille est mariée, et donc pubère, de quel droit interdire à un mari d’exercer le devoir conjugal ?
• PROPOSITION
Cette ode dénonce un vice avéré et bien attesté de l’empereur Auguste, la pédophilie : l’un de ses passe-temps favoris était la défloration de jeunes vierges que lui procurait obligeamment sa propre épouse (Suétone, Vie d’Auguste, 71, 2) ; l’autre sexe l’intéressait aussi (ibid. 83).
• JUSTIFICATION
Tous les noms propres pointent dans la même direction : Lalagé représentait dans
l’ode I, 22 l’innocence même, la grâce de la toute jeune fille dans sa spontanéité et sa
joie de vivre. Horace vouait à ce symbole un amour éternel (v. 17-24), mais déjà l’ombre
de l’impérial violeur se profilait à travers un étrange jeu de mime entre le poète et
son contraire. Pholoé en I, 33 et III, 15, Chloris en III, 15 masquent respectivement
Terentia, la maîtresse du prince, et Livia, son épouse. La première est qualifiée d’un
seul mot, fugax : elle aguiche son mari, mais ne se donne qu’à son amant (cf. II, 12) ;
la seconde, fleur maladive, porte dans son nom la teinte verdâtre qui émane de sa nudité
(le verbe renidet, 19 est péjoratif : voir II, 18, 2 et
III, 6, 12). Quant à Gygès, ici comme
en III, 7 il représente Mécène, et pour de bonnes raisons : le roi Gygès était lydien,
comme Mécène de par l’équivalence entre étrusque et lydien ; Gygès possédait un anneau
d’invisibilité, de même que Mécène pratique un genre d’écriture invisible
(cacozelia latens, selon Vipsanius Agrippa), toute en ambiguïtés calculées
(ambiguo… uoltu, 24) ; Gygès était le favori du « roi », comme Mécène encore.
Mais le Gygès de l’ode vient de Cnide, une ville chère à Aphrodite ? précisément,
Mécène se place sous le signe de cette déesse ne serait-ce que par sa date de naissance
(cf. IV, 11, 14-16). Il est vrai qu’à l’approche de la cinquantaine l’homme n’a plus rien
d’un éphèbe. Horace s’amuse : d’un coup de baguette magique il ôte trente années à son
ami, et offre à ce chauve une abondante chevelure : l’antiphrase est plaisante, et imitée de
Catulle, qui mettait en parallèle son ami Calvus (étymologiquement « le Chauve ») sous
le masque de Coma (« Chevelure »), et son ennemi César (d’une calvitie notoire) sous le
sobriquet de Caesaries (« Chevelure luxuriante »). L’allusion discrète à Achille au milieu
des filles de Lycomède permet de relier l’ode à I, 8, confirmation supplémentaire qu’il
s’agit bien de Mécène.
Si l’hyper-réalisme des premiers vers nous révolte, nous ne devons pas nous révolter
contre cette révolte, mais bien contre le « taureau » violeur. Car c’est à un viol effectif
que nous assistons, et non pas à de simples velléités, comme on le croit vulgairement.
La résistance passive de la jeune victime est marquée dans la deuxième strophe : présente
physiquement, l’enfant est mentalement absente. En puissant rejet strophique, le verbe
praegestientis exprime une violente répulsion, une tension de tout l’être vers un ailleurs
imaginaire.
A partir de là, et le viol perpétré, le poète adopte un ton faussement amical, en réalité
persifleur : « Allons ! pourquoi convoites-tu les fillettes ? Ce n’est pas civilisé, cela… ».
Un dernier coup est porté dans la quatrième strophe : ce mari que cherchera Lalagé,
sera-ce bien notre violeur ? s’il le croit, et gageons qu’il le croit, les mots ferox
(« sauvage ») et dempserit (« il te les aura prises »)
devraient lui ôter ses illusions :
chacun son tour. Puis, avec autant d’élégance que de prudence, Horace détourne
le sujet. Mais ce qui devait être dit a été dit.