III, 21
O toi qui comme moi naquis sous Manlius,
Que tu portes en ta panse ou les jeux ou les plaintes,
Empoignades, folles orgies
Ou plutôt, pieuse argile, un facile sommeil,
Quelque virtualité qui soit en ton Massique,
On t’a choisie pour honorer un jour heureux :
Descends, car Corvinus ordonne
Que l’on serve aujourd’hui des vins voluptueux.
Tout imbibé qu’il soit des discours socratiques,
Corvinus n’est pas homme à te manquer d’égards :
Même un Caton, à ce qu’on dit,
Echauffait son génie en buvant du vin pur.
A l’esprit d’ordinaire endurci tu imprimes
Une douce violence ; ce qui soucie les sages,
Et leurs pensées les plus secrètes,
Tu le dévoiles dans les jeux de Lyaeus ;
Tu redonnes l’espoir aux âmes anxieuses,
Tu remplis de courage et de force le pauvre
Pour qu’il affronte sans trembler
La colère des rois et leurs sbires armés.
Le dieu Liber, Vénus, mais celle qui exalte,
Des Grâces peu portées à dénouer leurs ceintures,
Des flambeaux vifs, t’escorteront
Jusqu’à ce que Phébus vienne chasser les astres.
• TRADITION
Encore une chanson bachique, sous la forme d’un hymne en l’honneur de l’amphore de vin précieux qu’Horace invite M. Corvinus Messalla à venir boire avec lui. Aucun message particulier.
• OBJECTION
De solides liens d’amitié unissaient Horace, le fils d’affranchi, à Messalla, le grand aristocrate : tous deux avaient combattu à Philippes sous la bannière de Brutus le Libérateur, qui avait pris la relève de son oncle Caton. La mention de « Caton l’Ancien » au v. 11 ne doit donc pas être anodine, pas plus que l’allusion à la terreur que font régner les rois (str. 5). Fin lettré qu’Horace cite au nombre des quelques lecteurs dont l’opinion lui importe (Sat. I, 10), Messalla méritait certainement plus que les futilités auxquelles on veut réduire cette ode.
• PROPOSITION
A travers la symbolique du vin, Horace oppose deux camps, celui de la force brute d’une part, celui de la sagesse et de la poésie de l’autre. Les vrais adeptes de Bacchus sont des initiés qui ont leur langage propre, des hommes libres qui ne craignent pas les intimidations politiques.
• JUSTIFICATION
L’occasion du banquet, l’anniversaire du poète, se déduit assez aisément de l’âge
du vin, qui coïncide avec celui d’Horace. Messalla aura voulu l’honorer de cette
manière, car c’est lui qui a choisi l’amphore (v. 8-9), et c’est donc lui qui reçoit.
Un vin aussi coûteux est fort au-dessus des moyens du poète, qui montre même
une certaine réticence de principe devant un tel luxe. Tout vin peut engendrer le
meilleur et le pire (quocumque… nomine, 5,
« sous quelque nom » : ou numine ?
« sous quelque divinité »), on le sait depuis l’ode I, 18, mais le vin des riches,
plus capiteux et plus orgueilleux, risque encore plus de conduire à des débordements.
Cependant, le patronage de Messalla suffit à garantir que le symposium se
déroulera en présence des bonnes divinités : Bacchus en tant que Liber (le mesuré :
modici, I, 18, 7), Vénus en tant que céleste
(laeta, 21 : decens, I, 18, 6), les
Grâces en tant qu’inspiratrices d’une conversation spirituelle, et certainement
pas nues comme en III, 19, 17 (segnes nodum soluere, 22 : l’intention est perdue
si l’on identifie ce « nœud » au lien qui les unit).
Mais sur quoi portera donc cette conversation ? Sur des sujets qu’évitent
soigneusement les ivrognes, comme la politique (cf. I, 18 ; III, 8), ou encore
la poésie, mais c’est la même chose : on a vu avec quelle violence le « raseur »
de l’ode III, 19 était interrompu par le maître du banquet sous prétexte qu’il
évoquait Codrus, « qui n’eut pas peur de mourir pour la patrie », pareil à Caton
d’Utique, l’ennemi tenace de Jules César, par deux fois glorifié dans les Odes pour
son « noble trépas » (I, 12, 35-36 ; II, 1, 24). Or, voici que le nom de Caton surgit
ici (v. 11) sous la même forme (génitif) et à la même place du vers (à la fin) que
les deux autres fois : il paraît donc difficile, en dépit du qualificatif prisci (à valeur
d’hypallage : « ancien » par sa vertu), de ne pas identifier ce personnage à l’ennemi
de César, plutôt qu’à son ancêtre le Censeur. Beaucoup tombent dans ce piège
d’écriture, bien qu’il soit attesté que Caton d’Utique ne dédaignait pas le vin (au
point que César, dans son Anticaton, l’accusa d’ivrognerie). Il avait aussi composé
dans sa jeunesse des iambes dans le style d’Archiloque, ce qui le range parmi les
devanciers littéraires d’Horace. Or, le vin joue ici comme une métaphore de la poésie.
Sous le nom de Liber, ou, ce qui revient au même, de Lyaeus, « celui qui délie »,
le dieu Bacchus échauffe la uirtus, c’est-à-dire le courage, mais aussi le génie
(cf. IV, 8, 26) ; grâce à lui l’esprit humain se surpasse (v. 13-14), le « pauvre »
trouve la force de résister à la tyrannie, « le sage » peut se libérer de ses soucis
et de ses secrets (arcanum) sous le masque de ce jeu (iocoso… Lyaeo, 15-16)
appelé double écriture… Oui, elle est « pieuse », cette amphore, cousine de la
lyre (testa vaut parfois testudo), et mérite un hymne.