ON est en l'an de Rome 710 ; Brutus, après le meurtre de César, a dû quitter
l'Italie et se retirer à Athènes. Là, cachant ses projets de guerre contre les héritiers présomptifs du dictateur, Antoine
et Octave, sous un air de loisir studieux, de curiosité philosophique, fréquentant les écoles de l'académicien Théomneste
et du péripatéticien Cratippe (1), il y recrute, parmi leurs disciples, des officiers pour l’armée qu'il va bientôt assembler.
Ces rejetons de nobles familles, ces fils de consulaires dont j'ai parlé plus haut, Messala, Cicéron, attirent des premiers
ses regards et sont pourvus par lui de commandements importants, où l'histoire nous apprend qu'ils se sont signalés (2).
Horace lui-même, le fils d'un affranchi, âgé à peine de vingt-deux ans (et cela l'honore infiniment et montre quelle place
il avait su se faire dans la noble colonie de jeunes Romains établie à Athènes), Horace n'échappe point à l'attention de
Brutus, qui le charge de commander une légion en qualité de tribun. Cette distinction, qu'appelaient si peu sa condition,
son âge, son inexpérience, lui fit des envieux, dont il a dit plus tard modestement qu'il n'avait pas le droit de s'étonner,
ni de se plaindre (3). Il a aimé en même temps à rappeler la flatteuse préférence qui la lui avait value, et cela sous Auguste,
associé à Brutus dans le vers où notre poète se félicite d'avoir su plaire aux premiers de l'Etat, dans la paix, dans la guerre :
Me primis Urbis belli placuisse domique. (4)
Recueillons ce vers qu'on peut, à plus d'un titre, mettre en balance avec certains jugements défavorables portés sur Horace. Son appel, en un tel temps, à un tel souvenir, témoigne tout ensemble et de la mesure d'indépendance qu'il a gardée dans de nouveaux engagements et de sa conscience d'avoir honorablement servi une autre cause.
En 711, Brutus, avec son armée, alla rejoindre Cassius en Asie. Horace dut l'y suivre, mais il n'en a jamais rien dit ; on n'abusait pas alors, comme de nos jours, de l'avantage d'avoir vu plus de pays que d'autres. Il y a seulement des vers où il souhaite trouver à Tibur le terme de ses fatigues et sur mer et sur terre, de ses voyages, de ses campagnes :
Sit modus lasso maris, et viarum
Militiæque ! (5)
Il y en a d'autres (6) où il suit par la pensée deux de ses amis, Julius Florus, Bullatius, voyageant en Asie, et parle des lieux visités par eux de manière à faire penser qu'ils ne lui sont point inconnus. Il se fait même dire par Bullatius, avec lequel il dialogue : « Tu sais ce qu'est Lébède, Scis Lebedus quid sit ». (7)
Un supplément de preuves peut se tirer de la septième satire, où est raconté un procès ridicule plaidé à Clazomène, devant Brutus, qui, en sa qualité de préteur, rendait la justice dans les villes de l'Asie par lesquelles il passait (8). Un tel sujet n’avait d'intérêt pour personne qu'au moment même, et c'est au moment même, je n'en doute pas, qu'il a été traité par Horace, débutant déjà, tout en commandant sa légion, dans la satire ; tirant vengeance, c'est l'opinion des scoliastes, dans le personnage bouffon de Rupilius Rex, d'un des envieux, des ennemis que lui avait faits sa promotion militaire ; mêlant enfin à cette intention secrète le dessein plus évident de divertir et de flatter son général, le préteur Brutus, tenant la riche province d'Asie, Bruto prætore tenente Ditem Asiam, Brutus qui délivre du joug des rois, comme son aïeul, qui reges consueris tollere. Cette pièce, très certainement, n'a pas été écrite sous Auguste, et si le poète l'a comprise alors dans son recueil, au risque de déplaire, cela tient soit au peu de penchant qu'ont les auteurs pour la suppression de leurs œuvres, grandes ou petites, soit, je l'aimerais mieux, à cet esprit d'honnête indépendance dont je louais tout à l'heure Horace.
La défaite de Philippes, en l'année 712, mit fin aux services militaires d'Horace, lui donna, comme il l'a dit, son congé. Profitant de l'amnistie accordée par les vainqueurs, il revint en Italie, dépouillé, je reproduis encore ses expressions, de son orgueilleux plumage, de ses ailes, c'est-à-dire de son grade de tribun, ramené à son humilité première, et même ne devant pas retrouver les humbles pénates, le petit domaine, que lui avait légués son père :
Me dimisere Philippi
Decisis humilem pennis, inopemque paterni
Et laris et fundi. (9)
On a pensé qu'il avait lui-même été atteint par les confiscations, les dépossessions de la guerre civile, avec son compatriote Ofellus, une connaissance de ses premières années, qu'il a représenté si éloquemment devenu simple fermier du domaine dont il était autrefois propriétaire, et supportant avec une noble constance une telle disgrâce (10). Si la conjecture était fondée, une première conformité aurait dès lors rapproché Horace de Virgile, et les bienfaits du pouvoir, dont ils se sont montrés si reconnaissants, auraient été pour l'un comme pour l'autre, on peut ajouter pour Tibulle, pour Properce, dépouillés de même, des dédommagements, des restitutions.
Horace n'était cependant pas sans ressources, puisqu'au rapport de son biographe latin, et il y a trace de ce fait même dans ses vers (11), il put acheter une charge de scribe du questeur, scriptum quæstorium comparavit. Il passait de l'armée aux finances, successivement égaré dans deux carrières auxquelles ne semblait pas l'appeler son inclination naturelle, et où il n'a pas laissé de trouver chez les modernes, chez nous du moins, de zélés et quelquefois d'habiles traducteurs.
Les scribes du questeur, chargés de tenir les registres du trésor public, formaient une compagnie qui se recrutait surtout parmi les affranchis, les fils d'affranchis assez aisés pour traiter d'une charge vacante. Ils devenaient ensuite magistrats dans les villes municipales et pouvaient arriver à l'ordre des chevaliers avec lesquels leur prétention était, à ce qu'il parait, de se confondre (12). Cela explique comment Horace se fait dire par Dave, usant et abusant envers son maître de la liberté des Saturnales, qu'il quitte, pour aller en bonne fortune, son anneau de chevalier et les insignes de son rang (13).
Ce rang, au reste, s'il y est en effet arrivé, si c'est bien à lui et non pas à quelque adversaire en l'air que s'attaque l’argumentation de Dave, le fils de l'affranchi s'est gardé de s'en prévaloir. On peut, en toute assurance, le conclure des traits lancés par lui, avec tant de colère ou tant de gaieté, contre l'insolence, contre les airs importants de certains parvenus (14). Et puis, il avait un sentiment trop délicat des convenances pour faire le chevalier auprès de Mécène qui ne voulait être que chevalier.
Ses goûts d'indépendance rêveuse et de loisir studieux s'accordèrent-ils longtemps avec une assiduité forcée dans les bureaux de la questure ? On doit croire qu'il les quitta aussitôt que le lui permit l'élat de sa fortune, et qu'il n'y était plus attaché que par un titre honoraire lorsqu'il se faisait dire, vers 723, à ce qu'on pense : « Les scribes, vos confrères, Quintus, vous attendaient aujourd'hui pour une affaire nouvelle et de grande importance qui concerne l'ordre entier. » (15)
C'est là pourtant, et peut-être en partie sous l'influence de cet ennui des écritures, si propre, dans tous les temps, à déterminer les vocations littéraires, que commença de se développer son talent poétique. Un espoir l'animait, car il sentait sa force, celui de mériter d'illustres suffrages, de s'acquérir de puissants appuis et par là d'échapper à la situation étroite à laquelle le sort l'avait réduit. C'est ce qu'il fait entendre par ce mot souvent cité : «La pauvreté m'inspira l'audace de composer des vers.»
Paupertas impulit audax
Ut versus facerem. (16)
En était-il absolument à ses premiers essais ? La chose est peu croyable. Lui-même nous a appris (17) que de bonne heure, probablement au temps de ses études à Athènes, il s'était exercé à faire des vers grecs. Un peu plus tard, lorsqu'il servait dans l'armée de Brutus, cela est encore très probable et l'on ne peut guère rapporter avec vraisemblance à une autre époque la composition de sa septième satire, il avait raconté en vers, en vers latins celle fois, un procès ridicule plaidé devant son général. Cette pièce, simple plaisanterie de société, faite pour divertir des amis; où il n'avait sans doute voulu mettre que sa gaieté, et où il avait mis aussi son esprit et son talent, semblait l'appeler à recueillir l'héritage encore vacant du vieux Lucilius. Ce fut dans la satire, en effet, que, résolu à tenter la fortune au moyen des vers, il se révéla au public romain ; ce fut aussi dans une espèce d'ode satirique, renouvelée des véhéments et amers ïambes d'Archiloque. Le vaincu de Philippes détestait dans celle-ci la guerre civile et ses fauteurs (18) ; dans l’autre il raillait les amis du parti vainqueur; et parmi eux, sous un nom fictif, on l'a cru (19), Mécène lui-même.
Eût-on pensé, eût-il, pensé lui-même que Mécène dût être bientôt pour lui non seulement le patron généreux qu'il cherchait, mais l'ami le plus cher ? Cette révolution dans sa destinée fut l'ouvrage de l'amitié. Il nous a appris comment Virgile, avec lequel l’avaient lié certaines conformités de situation, de sentiments et de génie, comment Varius que Virgile sans doute lui avait fait connaître, le présentèrent, le donnèrent à Mécène. Laissons-le encore parler :
« Je reviens à moi, fils d'affranchi, que tous déchirent en cette qualité, précisément, de fils d'affranchi, maintenant parce que je suis ton commensal, ô Mécène ; autrefois parce que j’étais tribun et qu'une légion romaine m'obéissait. Ce sont deux cas bien différents. On pouvait peut-être, sans trop d'injustice, m’envier mes honneurs militaires ; mais ton amitié, on n'en a pas le droit; surtout quand tu ne l'accordes qu'avec précaution à ceux qui te semblent la mériter, qui la recherchent sans intrigue. Si je l'ai obtenue, c'est un bonheur dont je ne puis remercier le hasard ; le hasard n'a point fait que je t'aie rencontré. C’est l'excellent Virgile, et après lui Varius, qui t'ont d'abord parlé de moi. Admis en ta présence, je t'adresse quelques mots sans suite; j'étais tout honteux, tout troublé ; je ne pouvais parler. Je ne me vante pas d'avoir un père illustre, et de me faire porter autour de mes vastes possessions sur un cheval nourri aux pâturages de Tarente ; je te dis simplement ce que j'étais. Tu me réponds, comme c'est ta coutume, en peu de mots. Je te quitte, et au bout de neuf mois tu me rappelles pour me mettre au nombre de tes amis. Oh ! c'est pour moi un titre de gloire dont je suis fier, que d'avoir pu te plaire, à toi qui de la foule commune sais distinguer l'honnête homme; qui l'estimes non par sa naissance, mais par la pureté de sa vie et de ses sentiments ». (20)
Un autre récit (21), qui se rapporte à une époque voisine de cette admission d'Horace dans la société de Mécène, nous le montre, ainsi que ceux qui l'y ont introduit, ainsi que Virgile et Varius, dans des relations amicales et familières avec le puissant ministre. Ils le suivent à Brindes, où il se rend, lui et d'autres négociateurs, pour ménager un accommodement entre Octave et Antoine. Le voyage est long, et l'illustre autant qu'aimable compagnie se détourne volontiers de son terme sérieux, pour saisir au passage, avec une gaieté complaisante, des occasions de rire. Les petits incidents, les scènes dont elle veut bien s'amuser, ne paraissent pas toujours dignes de l'attention qu'elle leur accorde, ni du soin que prend le narrateur d'en consacrer, avec tant d'esprit et d'élégance, le souvenir. Mais ce qui domine dans la pièce, ce qui en fait surtout l'intérêt, c'est l'expression d'une existence heureuse, d'une vie charmée par de vives amitiés et de nobles commerces, par l'absence de tout souci importun, par le loisir de la pensée. Notre poète, après bien des traverses, est enfin au port, en possession des biens qui suffisent à la modération de ses désirs et à la simplicité de ses goûts heureux surtout de pouvoir désormais, sans préoccupation importune, dégagé de toute ambition, même littéraire, poursuivre, en compagnie de Virgile et de Varius, au profit des lettres latines, la glorieuse et douce conquête de la beauté poétique.
Ses belles pièces lyriques, satiriques, didactiques, seront désormais, pendant environ trente ans, les seuls événements de sa vie fortunée. Le reste ne peut se raconter. C'est une situation continue et complexe, dont on doit décrire à part les divers aspects. Je ne le ferai pas sans avoir d'abord essayé de dissiper quelques nuages qui en altèrent la sérénité.
[ Fin du chapitre II ]
1. Plutarch., Bruti vita.
2. Ibid.
3. Sat., I, VI, 45 sqq.
4. Epist., I, XX, 23.
5. Carm., II, VI, 7 sq.
6. Epist., I, III, XI.
7. Ibid., XI, 7.
8. Plutarch., Bruti vita.
9. Epist., II, II, 49 sqq.
10. Sat., II, II.
11. Sat., II, VI, 36 sq.
12. Schol. Juven., Sat. V, 3.
13. Sat., II, VII, 53 sqq.
14. Epod. IV; Sat., I, V, 35, 64.
15. Sat., II, VI, 35 sq.
16. Epist, II, II, 51 sq.
17. Sat., I, X, 31 sqq.
18. Epod. VII, XVI; cf. Carm. I, XIV, II, 1.
19. Sat. I, II, 25.
20. Ibid., I, VI, 45 sqq.
21. Ibid., I, V.