CETTE étude sur la vie d'Horace, sur sa personne même, son caractère,
ses sentiments, ses habitudes, sur ce qui s'est exprimé naïvement dans ses vers et dont ils portent témoignage,
resterait incomplète si je n'y faisais la part de ce qui a été, de son aveu, une de ses passions les plus vives, de ses
occupations les plus constantes, de ses plus salutaires et plus fécondes inspirations: je veux dire de son goût pour la lecture.
Le blé ne lui semblait pas plus nécessaire à la vie que les livres; il comprenait les deux choses dans le même vœu : « Puissé-je, disait-il, être assuré pour mon année de ma provision de livres et de blé ! » (1) Il lisait à la ville (2), à la campagne (3), en voyage (4); il lisait le jour et la nuit, prenant pour lui le conseil qu'il donne dans son Art poétique (5) aux disciples zélés des maîtres grecs. Dans la lecture, il cherchait quelque chose de plus qu'une récréation et même qu’une préparation littéraire : il y cherchait un moyen d'amélioration morale; par elle il voulait se corriger, s'amender, amortir en lui les mauvais penchants, développer les bons. Point de passion à son avis que ce remède de l'âme ne dût guérir ou du moins soulager.
« Votre cœur est embrasé du feu de la cupidité, tourmenté de quelque autre passion : il est des charmes souverains, des paroles puissantes qui guériront votre mal ou du moins l'affaibliront. Vous êtes tout gonflé de vaine gloire: il est encore pour vous des pratiques salutaires ; il est certain ouvrage utile, dont la lecture trois fois répétée purifiera votre âme. L'envie, la colère, la paresse, l'amour du vin et de la débauche, point de passion assez sauvage pour ne point s'adoucir, si l'on se montre docile à la culture. » (6)
Je m'étonne que Montaigne, qui cite tant les anciens, n'ait pas cité Horace, quand il a dit des livres, comme Horace l'aurait pu dire :
« Le commerce des livres... est bien plus seur et plus à nous... il a pour sa part la constance et la facilité de son service. Cettuy-cy costoye tout mon cours et m'assiste partout; il me console en la vieillesse et en la solitude, il me descharge du poids d'une oisifveté ennuyeuse, et me desfaict à toute heure des compaignies qui me faschent; il esmousse les poinctures de la douleur, si elle n'est du tout extrême et maistresse. Pour me distraire d'une imagination importune, il n'est que de recourir aux livres; ils me destournent facilement à eux et me la desrobbent. » (7)
Le mouvement, le travail d'esprit, qui amenaient Horace de ses lectures à des réflexions sur ce qui surtout le préoccupait, sur la nature humaine et la société, et de ces réflexions à des vers, nous sont encore comme représentés par cet autre passage de l'auteur des Essais :
« Chez moy, je me destourne un peu plus souvent à ma librairie... Là je feuillète à cette heure un livre, à cette heure un aultre, sans ordre et sans desseing, à pièces descousues. Tantost je resve; tantost j'enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voicy... »
Veut-on voir la chose en action ? Horace vient de relire, à Préneste, je l'ai déjà dit, tout Homère ; il repasse en lui-même les instructions qu'on peut tirer de ses deux poèmes, les images qu'ils retracent des passions de l'homme, de ses vices, de ses vertus, et il arrive ainsi, dans une charmante épître, à des préceptes moraux, à des règles de conduite pour son usage et celui du jeune ami auquel il écrit, le fils de Lollius (8).
Faisons, d'après les traces qu'en conservent ses vers, le compte de ses lectures; dressons, pour ainsi dire, le catalogue de sa bibliothèque. Elle est riche de ces vieux livres qui voyagent bien souvent avec lui de Rome à Ustique et d’Ustique à Rome, qui sont ses compagnons à la ville et à la campagne, dont il aime surtout, dans le loisir des champs, à charmer les moments que lui laissent le sommeil et les heures paresseuses (9). Ces vieux livres, ce sont des exemplaires tout usés, à force d'avoir été déroulés et le jour et la nuit (10), des grands maîtres de la poésie grecque; d'Homère avant tous, et même aussi de quelques poètes cycliques ; d'Hésiode et des poètes gnomiques ; d'Archiloque, de Tyrtée, d’Alcée, de Sapho, de Stésichore, de Simonide, d'Anacréon, de Pindare, des modèles lyriques préférés par l'auteur des épodes et des odes ; des grands tragiques, des grands comiques d'Athènes ; des principaux représentants de la muse alexandrine. La connaissance intime que lui en a fait acquérir un commerce assidu, est attestée à tout instant dans ses œuvres parce qu'il en tire, non seulement des formes de composition, de versification et de style, mais des ornements épisodiques pour ses odes ; des symboles, des emblèmes pour l’expression des vérités morales enseignées dans ses satires et dans ses épîtres ; des exemples à l'appui des doctrines littéraires exposées dans son Art poétique. Il en use avec variété, tantôt sérieusement, tantôt d'une manière badine, aimant à détourner les choses les plus graves, les plus hautes au familier, et comme à les compromettre gaiement ainsi que font les parodistes. Ce qui frappe dans ces emprunts sans nombre, produit de tant et de si bonnes lectures, c'est la liberté d'esprit avec laquelle il s'inspire de ce qui est le plus étranger au genre qu'il traite et à son génie; avec laquelle il fait servir toutes choses au besoin de sa propre pensée; ne paraissant jamais, comme tant d'autres qui l'irritent ou le font rire (11), imitateur servile, ni même imitateur.
On peut croire qu'Horace, si instruit de l'antiquité grecque, n'était point resté plus étranger par ses lectures, par ses études, à l'antiquité latine. S'il en a médit (12) plus qu'il n'aurait dû, provoqué par des parallèles malveillants qui la lui opposaient, ce n'était certainement pas faute de s'en être fort occupé. II savait tout ce qu'on pouvait savoir des cinq premiers siècles où s'essaya stérilement l'originalité barbare des poètes romains. Il connaissait ce sixième siècle, siècle de renaissance où, sous la discipline des Grecs, Livius Andronicus, Névius, Ennius créèrent la poésie latine, ouvrirent, particulièrement dans le genre dramatique, des voies heureuses que devaient frayer après eux, pour la tragédie Pacuvius et Attius, pour la comédie Plaute, Cécilius, Térence, et, au siècle suivant, leurs successeurs, nouveaux représentants et de la fabula palliata et de la fabula togata, de l'atellane versifiée, du mime, les Atta, les Afranius, les Labérius. Le septième siècle avait à juste titre attiré son attention par des œuvres nées de l'épuisement du théâtre et dans lesquelles s'est marquée davantage, grâce au progrès du temps, l'originalité latine, œuvres satiriques, didactiques et lyriques.
Et d'abord, il s'était pénétré, en homme qui devait le continuer et le surpasser, de Lucilius. Térence et Lucilius, voilà, parmi les Latins, quels furent ses premiers maîtres, ceux qui éveillèrent les premiers son talent poétique et son goût littéraire. Dans l'un il trouvait l'expression simple, délicate, pure, de la passion et des mœurs; dans l'autre, la censure âpre, rude, mordante, pleine de verve, mais de verve mal réglée, du ridicule et du vice. Ces deux peintres éminents se corrigeaient l'un par l'autre dans l'esprit de leur disciple, et faisant à la fois en lui l'éducation du poète et du critique, préparaient cette mesure plus juste qu'il devait porter dans la satire, sa théorie, si conforme à sa pratique, sur le caractère du genre, sur le ton et le style qui lui conviennent (13).
Mais la haute poésie, celle qui, par la grandeur des sentiments, la sublimité des pensées, l'éloquence, l'éclat, l'harmonie des paroles ; transporte l'âme, qui pouvait, dans cette ancienne littérature latine, objet de sa curiosité, lui en offrir l'image ? Ennius, il nous l'a dit lui-même, définissant précisément par le nom de ce poète et par une citation de ses vers cette haute poésie (14).
Et toutefois, chez Ennius, cette image était encore bien imparfaite, bien souvent défigurée par le prosaïsme d'un poète grammairien, par la rudesse des vieux âges. Pour la complète initiation de son génie, de son goût, il en fallait une où rayonnât une inspiration plus soutenue, plus forte, une beauté plus éclatante, une plus grande richesse de sentiments, de figures, d'harmonie. Il la rencontra, avec Virgile, avec tous ses contemporains, dans une production récente, qui avait marqué la fin du septième siècle, le poème de la Nature de Lucrèce. Il ne nous a pas dit, et on peut le regretter, de quelle admiration féconde le transporta la lecture de cette production extraordinaire par laquelle venait de s'ouvrir, pour la poésie latine, une ère toute nouvelle. Mais ce qu'il lui a, comme Virgile aussi et les autres, involontairement emprunté d'expressions et de tours, d'images et de mouvements, de sentiments et d'idées, les appels plus ou moins directs (15), plus ou moins marqués, mais si fréquents, qu'il a faits au souvenir de ses beaux passages, nous le disent assez.
Il ne nous a pas dit, non plus, et c'est l'occasion d'un nouveau regret, comment l'avaient introduit dans les voies particulières de son talent, la précision élégante qui, chez Catulle, corrige la verve surabondante et abandonnée de Lucrèce, l'art savant par lequel ce poète a le premier véritablement, il faut lui restituer cet honneur, adapté à la langue des Romains les mètres lyriques de la Grèce. Nous sommes encore réduits à le deviner d'après certains indices. Horace était, bien des emprunts, des imitations (16) en font foi, grand lecteur, grand admirateur de ce poète, qu'il a reproché avec quelque dépit au musicien Démétrius de chanter trop exclusivement (17).
Est-il besoin d'ajouter que, par une curiosité naturelle chez un poète, Horace s'est tenu au courant des productions contemporaines ? Dans son livre, en effet, où est dispersée une sorte d'histoire des divers âges de la poésie latine, bien des détails nous rendent présent l'âge poétique d'Auguste. On y voit la métromanie universelle qui possédait alors la société romaine (18) ; on y rencontre à tout instant des noms de poètes alors plus ou moins célèbres, poètes de profession, poètes amateurs, qu'on peut distribuer en plusieurs classes d'après les degrés de l'estime que leur accorde Horace.
Quelques-uns sont choisis par lui entre tous comme des types achevés du mauvais et du ridicule. Tels sont Crispinus, Fannius (19), qui lui doivent l'immortalité, ainsi que Cotin à Boileau; tel est Mévius (20) qui la doit de plus à Virgile (21). Si l'on peut soupçonner que l'inimitié a sa part autant que le goût dans ces exécutions, il n'est pas interdit d'attribuer en partie à une partialité amicale, à une officieuse déférence, des éloges que n'expliquent aujourd'hui nul monument, nul débris poétique, ceux de Julius Florus, de Titius (Septimius ?), de Celsus Albinovanus (22) , de Jules Antoine (23), et même peut-être de Valgius, de Fundanius, de Pollion. Dans une classe à part se placent deux hommes qu'Horace fait régner sur la poésie de leur temps (24), et avec lesquels il a partagé cette royauté, Virgile et ce Varius, digne pour quelques vers admirables, des vers tout virgiliens heureusement sauvés du naufrage de ses œuvres (25) d'être maintenu par la postérité dans ce haut rang.
Avec quel charme Horace, juge délicat et ami tendre, a-t-il dû lire, le premier sans doute, les vers de ces grands poètes auxquels il était si conforme par le goût et le génie, si étroitement lié par l'affection ! quel sentiment de noble émulation a dû l'animer à cette lecture ! Nous le comprenons par l'accent dont il les a loués, l'un comme l'aigle du poème homérique (26), l'autre comme ayant reçu des muses rustiques le don des grâces touchantes, de l'exquise élégance (27). On ne connaissait alors de Virgile que ses Bucoliques, que ses Géorgiques. Properce (28) n'avait pas encore annoncé la merveille de l'Énéide.
Horace a vu s'élever une nouvelle génération de poètes, dont les succès et les œuvres n'ont pu le laisser indifférent : génération brillante encore, puisqu'elle pouvait s'honorer de Tibulle, de Properce et d'Ovide; animée cependant d’une inspiration moins forte que son aînée, se ressentant davantage de l'excès des loisirs faits aux Romains par le pouvoir absolu d'Auguste. L'éloquence n'y avait point survécu ; la poésie devait certainement y perdre de son élévation et de sa force, se retirer des grands sujets, se réduire à n’exprimer plus, dans l'élégie amoureuse, que des sentiments privés. Elle déclinait aussi quant au goût, devenu moins sévère, chez Properce du moins, sinon déjà chez Tibulle ; et toutefois chez Tibulle lui-même qui est de l'école de Virgile et d'Horace, n'aperçoit-on pas, avec les mêmes traditions de sentiment vrai, de pureté, d'élégance, une touche plus molle ?
Tibulle devait plaire à Horace par certaines ressemblances : la vie militaire, où il s'était distingué sous Messala, ne l'avait point arrêté et ne lui laissait point de regrets ; il se consolait aussi assez facilement de la modeste aisance à laquelle l'avaient réduit, on le croit, les spoliations du triumvirat ; il aimait le repos des champs et l'indépendance d'une condition médiocre ; il donnait son temps aux amours et aux vers, quelquefois même, on peut le conclure du langage que lui a tenu Horace, à des réflexions morales. Ajoutons qu'il s'était montré favorable aux satires d'abord critiquées d'Horace ; que peut-être il leur avait concilié le suffrage important de Messala. On conjecture que ce fut là l'origine de l'amitié des deux poètes, et on place après la publication des satires, en 728 ou 729, les deux ouvrages d'Horace, ouvrages charmants, qui sont les monuments de cette amitié (29). C'est une ode pour consoler Tibulle de l'infidélité d'une maîtresse ; c'est une épître qui peint Tibulle sous les traits les plus flatteurs: il est beau, il est riche, ou du moins possédant l'aisance qu'Horace appelait richesse ; il sait jouir, il sait penser et s'exprimer; qu'a-t-il à faire que d'user de ces avantages, ce que lui recommande Horace en prêchant d'exemple. Dans l'une et dans l'autre pièce sont loués seulement en passant le talent poétique de Tibulle, ses touchantes élégies, ses aimables compositions, rivales des petits ouvrages de Cassius de Parme. Remarquons, puisque l'occasion s'en présente, qu'Horace, tant accusé de complaisance, ne cherche point à éviter ce nom de Cassius de Parme, qui sonnait mal alors : c'était celui d'un des meurtriers de César, d'un homme proscrit et peut-être déjà immolé par le gouvernement d'Auguste. Remarquons aussi avec quelle discrétion se louent entre eux, au sujet de leurs vers, ces grands poètes; ils sont modestes même pour leurs amis, qu'ils ne traitent pas, à titre de revanche, de génies sublimes ; ils se plaisent encore plus comme hommes que comme poètes; ils savent, dans le commerce ordinaire, oublier un peu leurs travaux et leur gloire et vivre bonnement de la vie commune.
Comment Properce, ce panégyriste d'Auguste, ce protégé de Mécène, cet ami, cet admirateur de Virgile, ne paraît-il nulle part chez Horace, et, d'autre part, comment élevant si haut (30) le poète qui a renouvelé à Rome Théocrite, Hésiode, Homère, n'a-t-il pas un mot pour le rival d'Alcée, de Sapho, de Pindare, pour le nouveau créateur de la satire latine, pour celui de l'épître ? On s'en est quelquefois étonné, et on l'a expliqué par un défaut de sympathie, une mésintelligence entre les deux poètes. On a même supposé qu'ils sont les acteurs de la petite comédie dans laquelle Horace a si plaisamment mis en scène la vanité de certains poètes de son temps (31).
« Il y avait à Rome deux frères, un avocat, un jurisconsulte, qui dans leurs entretiens, ne s'épargnaient pas les compliments, se traitaient mutuellement de Gracchus et de Mucius. C'est la maladie, c'est la rage de nos poètes à la voix sonore. Je fais des odes et lui des élégies; ouvrages vraiment merveilleux, travaillés de la main des neuf Muses. Vois un peu quels regards de confiance orgueilleuse nous jetons sur ce temple, qui attend les productions des poètes romains. Ou bien, si tu es de loisir, suis-nous d'assez près pour entendre comment nous nous tressons des couronnes, ardents à la riposte, rendant exactement coup pour coup, sans nous fatiguer, comme les gladiateurs qui s’escriment dans un long assaut (pour égayer les convives) à l’heure où on allume. Je suis un Alcée, à son compte; je m'en reviens avec ce beau titre. Et lui, qu'est-il, selon moi ? rien de moins qu’un Callimaque (32). Paraît-il souhaiter davanlage, il devient un Mimnerme ; lui-même a choisi ce surnom ; je ne demande demande pas mieux que de l'en rehausser. »
Bien qu'Horace se donne ici un rôle et prenne sa part, selon sa coutume, du ridicule qu'il raille, ces complaisances mutuelles de la vanité, cet échange de compliments hyperboliques nous jettent bien loin des termes de son commerce avec Varius, avec Virgile, avec Tibulle: Tibulle à qui il a attribué simplement, et dans des vers qu'il lui adressait, un sens droit, l'art d'exprimer ce que l'on pense :
Qui sapere et fari possit quæ sentiat... (33).
Ovide avait vingt-deux ans de moins qu'Horace; mais, de bonne heure poète, il a dû, comme tel, en être connu et estimé. Horace a dû lire et applaudir, comme d'autres, ces vers amoureux, où le jeune émule de Tibulle et de Properce célébrait avec tant de succès et faisait chanter par toute la ville celle dont il déguisait le vrai nom sous celui de Corinne (34). Il n'est pas possible que sa charmante élégie sur la mort de Tibulle (35), écrite bien évidemment l'année où on le perdit, aussi bien que Virgile (36), en 735, ait échappé à l'attention d'Horace, ami de Tibulle. Il était alors déjà, cette pièce et tout le recueil le prouvent, un excellent poète, et lui-même ne se plaçait point parmi les poètes en un médiocre rang (37). Comment n'eût-il pas été distingué d'Horace ? Il l’a été, il nous le dit, ou du moins nous le fait entendre dans la belle biographie qu'il a écrite de lui-même au quatrième livre de ses Tristes (38). Parmi ces poètes d'une génération antérieure à la sienne, majores, qu'il a connus, il nomme Virgile et Horace; Virgile qu'il n'a fait que voir, Horace qu'il a entendu ; l'harmonieux Horace, dont les vers élégants mariés aux accords de la lyre ausonienne ont tenu ses oreilles attentives et charmées :
Et tenuit nostras numerosus Horatius aures,
Dum ferit Ausonia carmina culta lyra.
On peut regretter que le nom d'Ovide manque, comme celui de Properce, à la galerie des poètes contemporains célébrés par Horace. Mais, certainement, leurs vers n'ont pas manqué à ses lectures.
Remarquons-le en finissant, la philosophie y avait elle-même sa part, et une part considérable. Le père d'Horace, ce bon précepteur de morale pratique, le renvoyait autrefois, pour la connaissance des principes, aux philosophes (39). Docile à ce conseil, Horace ne cessa d'être leur disciple, aux écoles d'Athènes d'abord, et depuis dans les ouvrages des maîtres. Cela, du reste, ne lui était point particulier: la curiosité philosophique datait de loin dans les classes distinguées, dans les classes lettrées de la société romaine. Prendre connaissance des divers systèmes, les opposer entre eux, et du conflit tirer quelque chose d'applicable à la conduite de la vie, était réellement la distraction préférée de ces illustres personnages que Cicéron a mis en scène dans ses dialogues. Horace, de plus, ne faisait que suivre la tradition des poètes ses prédécesseurs, et des plus anciens ; d'Ennius traducteur inspiré des doctrines de Pythagore, comme Lucrèce des doctrines d'Épicure; de Lucilius railleur des épicuriens et des stoïciens bien avant Varron dans ses Ménippées. Le ministère même de la satire, auquel à son tour il se consacrait, l'aurait tout seul conduit à cette sorte de préoccupations et d'études. Point de satirique digne de ce nom, c'est-à-dire ne se proposant pas seulement la satisfaction de sa malignité, mais bien la censure et la correction des mœurs, s'il ne prend pour point de départ certains principes de morale ; et, d'autre part, point de principes de morale un peu assurés qui ne s'appuient sur les saines et pures notions de la philosophie. Que de raisons pour qu'Horace fût, ce qu'en effet il a été, un lecteur curieux, et par suite, bien souvent, un interprète poétique des philosophes ! J'ai déjà remarqué plus d'une fois que les conseils qu'il donne aux autres, il en fait le premier son profit, Or, dans l'épître où il enseigne au jeune Lollius l'art difficile de gagner, de conserver l'amitié des grands, il finit par lui conseiller d'aller demander le moyen de s'en passer aux doctes, à leurs ouvrages qui contiennent les règles de la vie raisonnable et honnête (40). Ailleurs, dans des vers sans cesse répétés de son épître aux Pisons il leur dit que bien penser est le principe, la source de l'art d'écrire, et qu'on s'y peut former dans les écrits de l'école de Socrate (41). Il cherche lui-même dans ces écrits et l'enseignement moral et l'inspiration littéraire. Entendez Damasippe lui dire, lui reprochant le peu de fruit qu'il a tiré pour son travail de sa retraite à la campagne :
« Que t'a servi d'emporter Platon avec Ménandre, et Eupolis, et Archiloque, de t'en aller aux champs en telle compagnie (42 ? »
Il faut voir, je pense, dans la préférence pour Platon dont témoignent ces derniers passages, une préférence plutôt littéraire que philosophique. En philosophie Horace n'était particulièrement d’aucune école: il était de toutes ; il prenait chez toutes, selon le besoin, songeant moins à la spéculation qu'à la pratique. C'est lui-même qui nous le dit et nous fait par là connaître quelle était en ce genre la variélé de ses lectures.
« Je dis adieu pour toujours et aux vers et aux autres frivolités. Qu'est-ce que le vrai, l'honnête ? Voilà ce qui m'inquiète, ce que je cherche, ce qui m'occupe tout entier. J'amasse désormais pour les besoins de l'avenir. Ne me demande pas sous quels drapeaux je marche, à quelle maison je m'attache: je n'ai point de maître à qui je me sois donné, à qui j'aie juré obéissance; hôte passager, je m'arrête où me jette la tempête. Tantôt j’embrasse la vie active, je me hasarde sur la mer orageuse du monde ; je suis le partisan sévère, le sectateur rigide de la vertu véritable. Tantôt je me laisse doucement retomber dans la morale d’Aristippe, et je me soumets les choses du dehors au lieu de me soumettre à elles. » (43)
Horace ne nous l'aurait pas dit, que son livre nous en instruirait assez. C'est merveille d'y voir tout ce que cet épicurien qui fait si bonne guerre aux exagérations ; du stoïcisme (44), lui doit cependant de belles maximes, qu'il a tournées à son usage (45) ; comment, dans son impartiale gaieté, il ne ménage pas davantage les exagérations de l'épicurisme, livrant ses grossiers adeptes avec lesquels il lui plaît quelquefois de se confondre (46) à la rude censure d'Ofellus (47) ; opposant à ses stoïciens ridicules, à Stertinius et à l’élève de Stertinius Damasippe, à Dave qui répète les leçons du portier de Crispinus (48), de non moins ridicules épicuriens, Catius, Nasidienus (49), pour qui des recettes de cuisine, des maximes de gastronomie sont la philosophie même de la vie heureuse. Ajoutons-y un représentant bien imprévu de ces hommes de plaisir qui se croient des disciples d'Épicure, le Rat de ville endoctrinant le Rat des champs (50) :
Pouvez.vous bien, dit-il, végéter tristement
Dans un trou de campagne enterré tout vivant ?
Croyez-moi, laissez là cet ennuyeux asile;
Venez voir de quel air nous vivons à la ville.
Hélas! nous ne faisons que passer ici-bas;
Les rats, petits et grands, marchent tous au trépas;
Ils meurent tout entiers, et leur philosophie
Doit être de jouir d’une si courte vie,
D'y chercher le plaisir; qui s'en passe est bien fou. (51)
La liberté d'esprit d'Horace à l'égard de systèmes philosophiques qui lui offrent tout ensemble matière à louer et à blâmer, est mise en relief d'une manière piquante par certaines pièces (52) où, sous couleur de se moquer des déclamations stoïciennes, il leur emprunte le texte de bonnes vérités qu'il nous dit et se dit à lui-même. Ce qui fait l'agrément de ces pièces, c'est précisément l'incertitude dans laquelle nous laisse le poète sur son intention réelle, nous donnant constamment lieu de douter s'il faut ou non prendre ce qu'il dit au sérieux, et témoignant par là qu'il sait distinguer dans la doctrine qu'il met en œuvre ce qu'elle a de vrai, et aussi de faux par son exagération.
On peut dire qu'il tient une sorte de juste milieu entre l'épicurisme et le stoïcisme, dont il adopte tout, moins les excès. Il est épicurien, c'est-à-dire que pour lui le but de la vie humaine c'est le bonheur, qu'il s'occupe avant tout du bien-être et des moyens d'y atteindre. Mais ces moyens, il ne les réduit pas, comme les faux disciples d'Épicure, aux brutales satisfactions des sens ; il les place dans la résignation aux maux inévitables, dans la modération des désirs, dans la jouissance discrète des biens naturels, dans l'emploi de l'heure présente. Le premier de tous, à ses yeux, c'est la pratique modérée elle-même, il est vrai, d'une vertu qu'il peint, dans son éloignement des excès qui font les fous, dans sa liberté, la seule réelle, de traits pris des stoïciens ; sans que cependant il mette le but aussi hors de portée qu'ils font, sans qu'il croie à l'absolue possibilité d'y atteindre, non plus qu'aux perfections chimériques de leur sage.
Horace mêle si bien les systèmes qu'on ne sait s'il est stoïcien ou épicurien, lorsqu'il dit à Quintius (53) :
« J'ai bien peur que tu ne places le bonheur ailleurs que dans la sagesse et la vertu. »
Neve putes alium sapiente bonoque beatum.
Le stoïcisme disait : Cherchez la sagesse, et vous trouverez le bonheur ; l'épicurisme : Cherchez le bonheur, mais pour le trouver soyez sage. Chez l'un, la sagesse était en première ligne ; chez l'autre, c'était le bonheur. Horace efface la différence au moyen d'une expression un peu vague qui le rattache aux deux écoles.
Voilà par quel éclectisme il a extrait de ses lectures, de ses études épicuriennes, stoïciennes, une morale mitoyenne, peu héroïque, mais attrayante, accessible et suffisant à l’ honnêteté. Cette morale fait le fond, constitue l'unité de son recueil; il en a rempli ses ouvrages de toutes formes; 'ce vin vieux qui rajeunit les sens' (54), il l'a versé indifféremment dans des vases de toutes sortes, dans l'or de ses odes, dans l'argile artistement façonnée de ses satires et de ses épîtres.
Je me suis appliqué à faire connaître, d'après Horace, cette vie, cet ensemble d'habitudes, ces sentiments, ces lectures, ces méditations, cette philosophie d'où sont sorties ses œuvres, dont elles ont été l'expression. Par là, je les ai elles-mêmes expliquées comme à priori. Une explication plus directe demanderait tout un commentaire dont je dois m’abstenir faute de place, spatiis exclusus iniquis. Je laisse aux lecteurs de cette traduction, aux lecteurs surtout du texte qu'elle rend trop imparfaitement, à apprécier en détail le poète lyrique, le poète satirique, le poète didactique, le grand écrivain et le maître de l'art d'écrire, le législateur du bon goût, le traducteur ingénieux d'Aristote, le précurseur de Boileau. Ces divers sujets d'étude, content de les avoir indiqués, d'y avoir touché dans la mesure qui m'était permise, je les abandonne et les recommande à leurs réflexions.
Tout vieux qu'ils sont, ils n'ont rien perdu de leur intérêt et même de leur nouveauté. Cicéron a dit des merveilles de la nature, qu’à force d'être regardées ou plutôt vues tous les jours, les yeux s'y accoutument, qu'on ne les admire plus, qu'on ne se met plus en peine d'en chercher la cause (55). On peut dire la même chose des écrits de ces poètes anciens qu'on nous met dès l'enfance entre les mains, dont nous avons usé tant d'exemplaires, comme les élèves des grammairiens dont parle Juvénal, et comme ces grammairiens eux-mêmes:
(....) Quum totus decolor esse !
Flaccus, et hæreret nigro fuligo Maroni. (56)
Nous les savons trop par cœur. Plus nous en répétons la lettre, plus il arrive que l'esprit nous en échappe. Nous nous surprenons à ne plus nous y plaire, à ne plus les goûter, les sentir, quelquefois, chose étrange, à ne les plus comprendre. Aussi nous paraissent-ils tout nouveaux quand, y revenant avec curiosité comme s'ils nous étaient inconnus, nous cherchons à nous rendre compte et de l'œuvre et de son auteur, qui s'y est exprimé avec son temps, des mérites par lesquels il a charmé ses contemporains, de ce qui lui a valu, dans la suite des siècles, cette admiration constante dont la tradition est venue jusqu'à nous.
Horace, à tous ces égards, offre un intéressant sujet d’étude. Il a traité des genres divers, moins nouveaux peut-être pour les Romains qu'il ne le disait, qu'il ne le pensait, mais à coup sûr renouvelés par lui avec originalité. Il les a empreints, marqués de son caractère personnel, caractère droit, naïf, aimable, où à l'enjouement s'alliait quelque gravité, où la raison n'était point sans un mélange de faiblesse qui la rendît plus accessible, plus traitable; caractère qui a fait de lui ce qu'on a dit d'un personnage de ce temps, l’homme de toutes les heures; qui a rendu son commerce si doux à ses amis; qui lui a donné pour amis tous ceux qui depuis l'ont lu, et les sages et les fous, les uns l'aimant pour sa sagesse, les autres pour sa folie, la plupart pour toutes deux; c'est par toutes deux qu'il répond à la pensée du grand nombre, qu'il est un des interprètes les plus avoués de l'humanité.
Ce n'est pas tout. Horace, considéré dans son rapport avec l'histoire des lettres latines, des lettres en général, représente cette justesse de pensée, cette pureté, cette précision de langage, cette perfection de goût auxquelles arrivent, après bien du temps et des efforts, les littératures dans ces rares et courtes époques qu'on appelle classiques. Si on l'envisage sous un point de vue historique, il représente les mœurs polies, le savoir-vivre, les principes de délicatesse, de dignité, qui font encore l'honnête homme, sinon l'homme vertueux, dans ces temps de la vieillesse, du déclin des sociétés, où l'invasion du luxe avec toutes ses recherches, le goût toujours croissant des jouissances sensuelles, les progrès du scepticisme en toutes choses, en religion, en morale, en politique, la lassitude, le découragement, le désespoir qui suivent les troubles civils et l'anarchie, leur font chercher leur repos dans le pouvoir absolu, demander leur consolation à l'étourdissement, à l'ivresse des plaisirs.
Horace peut être considéré sous tous ces aspects. Il ne serait qu'Horace, un des hommes les plus spirituels et les plus aimables qui aient existé, et, de plus, un fidèle exemplaire des traits de l'humanité, que par là il mériterait de nous attacher ; mais il est autre chose: il est encore l'expression du temps où il a vécu, avec ses misères et aussi ce qui les rachetait, le génie littéraire, l'élégance sociale, et chez quelques hommes point héroïques, mais honnêtes et bons, un raisonnable éloignement des excès. Horace, c'est ce que nous appelons littérairement le siècle d'Auguste, historiquement l'empire à sa première époque. C'est par anticipation bien d'autres époques encore, analogues à celle-là. Il nous touche par cent côtés; nul ancien, comme, on l'a dit quelquefois, n'est plus moderne.
Henri PATIN
[ Fin du chapitre VI ]
1. Epist. I, XVIII, 109
2. SaT., I, VI. 122.
3. Ibid., II. III, 11 sq.
4. Epist., I, II, 2 ; VII, 12.
5. Ad Pison., 268 sq.
6. Epist., I, I 33 sqq.
7. Montaigne, Essais, III, 3.
8. Epist. I, II.
9. Sat., II, III, 12; VI, 61.
10. Ad Pison., 268 sq.
11. Epist., I, XIX, 19 sq.
12. Sat., I, IV, 6 sqq.; X, 1 sqq.; Epist. II, I, 18 sqq.; Ad Pison. 258 sqq.; 270 sqq.
13. Sat, I, X, 7 sqq.
14. Sat., I, IV, 43 sq.; 60 sqq.
15. Sat., I, V, 101 sqq.; cf. Lucret. de Nat. rerum, V, 83 ; VI, 57 ; Carm, IV, VII, 15 ; Epist., I, VI, 27; cf. ibid. III, 1038.
16. Horat., Carm., I, XXI; cf. Catull., Carm. XXIV; Horat. Carm. II, VI; cf. Catull. XI; etc.
17. Sat., I, X, 17 sqq.; Acr.
18. Epist. II, I, 108 sqq.; 117; Ad. Pison. 382, 412 sqq.
19. Sat. I, IV, 13 Sqq., 21 sq., etc.
20. Epod. X
21. Bucol. III, 90
22. Epist. I, III; II, II
23. Carm. IV, II
24. Epist., II, I, 245 sqq ; Ad Pison., 55 etc.
25. Macrob. Saturnal. VI, I, 2
26. Carm. I, VI; Sat. I, X, 43 sq
27. Ibid. 44 sq.
28. Eleg. II, XXXIV, 60 sqq.
29. Carm., I, XXXIII; Epist., I, IV.
30. Eleg., II, XXXIV, 61 sqq.
31. Epist., II, II, 87 sqq.
32. « Umbria Romani patria Callimachi. » Propert., Eleg. IV, I, 64.
33. Epist., I, IV, 9.
34. Ovid., Trist., IV, X, 59.
35. Id. Amor., III, IX
36. On le sait par cette épigramme de Domitius Marsus :
Te quoque Virgilio comitem non æqua, Tibulle,
Mors juvenem campos misit in Elisios,
Ne foret, aut elegis molles qui fleret amores,
Aut caneret forti regia bella pede.
« Toi aussi, ô Tibulle, la mort trop rigoureuse t'a envoyé dans les Champs Elysées, sur les pas de Virgile. Il ne devait plus
rester de poète, qui, dans la tendre élégie, pleurât les peines de l'amour, ou qui, d'un mètre héroïque, chantât les guerres des rois.
37. Ovid., Amor., III, IX, 17.
38. Trist., IV, X
39. Sat., I, IV, 115 sqq.
40, Epist., I, XVIII, 96 sqq.
41. Ad Pison., 309 sq.
42. Sat., II, III, 11 sq.
43. Epist.. I, I, 10 sqq.
44. Sat. II, III, 80 sqq. ; VII ; Epist. I, I, 106 sqq., etc.
45. Carm. III, III, 1sqq; IV, IX, 41; Epist. I, X, 12; XVI, 20, 52, 55 sq; 63 sqq; 78 sqq; XVIII, 19, etc.
46. Ibid. I, II, 27 sqq.; IV, 15 sq.; cf. Varron, Sat. Menipp., Eumenides fragm., 22; Cic. In Pison. 16.
47. Sat. II, II
48. Ibid. II, III, VII, etc.
49. Ibid. II, IV, VIII ; cf. Cic., ad Fam., XV, 18
50. Sat. II, VI, 90 sqq.
51. Andrieux, Contes en vers.
52. Sat., II, III, VII.
53. Epist., I, XVI, 20.
54. Voltaire, Épître à Horace.
55. « Assiduitate quotidiana et consuetudine oculorum assuescunt animi : neque admirantur, neque requirunt rationes
earum rerum quas semper vident ... » De Nat. deorum, II, 38 ; cf. D. Augustin., Tract. in Joann., XXIV, 1: « Miracula ejus
assiduitate viluerunt. »
56. Juven., Sat. VII, 226 sq.
[ Scan + OCR à partir d’un exemplaire personnel de la traduction des Œuvres complètes d’Horace par H. Patin (1860)]
[ Textes collationnés par D. Eissart ] [ Mis en ligne sur le site "ESPACE HORACE" en juin 2005]