ACHEVONS d'étudier la vie d'Horace dans cette portion si considérable
de ses ouvrages, qui en offrent, je l'ai déjà dit, comme les mémoires.
Son portrait même, j'entends son portrait physique, n'y manque point; il s'y est peint à des époques diverses. Une fois il dit à Mécène, se refusant à un commerce trop assidu dont il commence à sentir la fatigue :
« Si tu veux que je ne m'éloigne jamais de toi, alors rends-moi la vigueur de la jeunesse, les cheveux noirs qui rétrécissaient mon front, ces grâces de la parole et du sourire. » (1)
Ailleurs il fait lui-même les honneurs de ses imperfections, plaisantant de l'exiguïté de sa taille et de l'embonpoint que l'âge y avait ajouté. Tantôt c'est Damasippe qui lui dit :
« D'abord tu as la fureur de bâtir, et ce pour singer les grands, toi qui du haut en bas ne passes pas deux pieds. Tu ne laisses pas que de rire des grands airs de Turbon, quand ce petit corps marche fièrement au combat; mais es-tu moins ridicule ? » (2)
Tantôt il écrit à Tibulle:
« Si tu veux rire, viens me visiter; tu verras un homme gras, poli, fort occupé de sa peau, un pourceau d'Êpicure. » (3)
Enfin, à quarante-quatre ans, assez près déjà de la vieillesse, il charge son livre de nous le représenter : « ...très petit de corps, blanc avant l'âge, aimant le soleil... » (4)
Parmi les noms d'amitié qu'Auguste donnait à Horace et qu’on ne peut pas tous traduire, il y en a un qui achève ce portrait : « cher petit homme, » homuncio. Nous avons même, de la main d'Auguste, crayonnée avec un enjouement aventureux que ne gênent ni la dignité du rang, ni les scrupules du goût, la charge, comme nous dirions, du poète.
« Dionysius m'a apporté votre petit volume, et, tel qu'il est, sans me plaindre de sa brièveté, je l'ai reçu de bon cœur. Vous me paraissez craindre que vos livres ne soient plus grands que vous n'êtes vous-même. Mais si la taille vous manque, une certaine ampleur ne vous manque point. Pourquoi donc n'écririez-vous pas même sur un setier (allusion au cylindre autour duquel les anciens roulaient leurs manuscrits), pourvu que ce qui manquerait en hauteur à vos ouvrages ils le regagnassent, comme votre ventre, en grosseur. » (5)
Cette lettre était elle-même à rappeler : elle montre par son côté familier un commerce dont d'autres lettres ont tout à l’heure fait connaître la gravité affectueuse. Dans quelle mesure Horace prenait-il part à de telles saillies de gaieté ? On peut s'en former une idée d'après son épître (6) à Vinnius Asella, chargé par lui de porter à Rome et de remettre entre les mains du prince un nouveau recueil de ses vers. En réalité, c'est au prince lui-même qu'elle est adressée ; c'est, sous une forme détournée, un envoi, une dédicace ; or le poète qui, tour à tour, explique délicatement à Vinnius Asella comment il pourra s'acquitter, en homme bien appris, de sa commission, et y plaisante en même temps, sans trop de façons, de son surnom paternel d'Asella, mêle par là à l'expression du respect pour l'empereur une dose discrète de familiarité.
On a reproché à Montaigne d'avoir poussé bien loin la préoccupation de sa personne en s’étendant, comme il a fait, non sans complaisance, sans vanité, sur ses incommodités (7). Horace, non moins personnel dans ses écrits, y a fait, mais plus succinctement, plus bonnement, des confidences de ce genre. Quelques mots, jetés en passant, nous apprennent qu'il était sujet à des maux d'yeux (8) ; que sa complexion délicate l'obligeait à de grands ménagements (9) ; qu'il lui fallait en certaines saisons chercher un climat favorable (10); recourir aux eaux chaudes, et même aussi aux eaux froides (11), sur l'ordonnance d'Antonius Musa, quand le célèbre médecin les eut mises à la mode par la guérison d'Auguste, avant de les décréditer par la mort, de Marcellus. Nous sommes par là préparés à apprendre de son biographe latin qu'il mourut sous le consulat de C. Marius Censorinus et de C. Asinius Gallus, c'est-à-dire en 746, âgé seulement de cinquante-sept ans.
Ce que fait connaître surtout le recueil d'Horace, c'est son caractère, et d'abord, avec le charme le plus divers, cette vivacité d'affections qui s'est produite par tant de volages amours et de si constantes amitiés. Que de noms consacrés dans ses vers et ceux par lesquels il a déguisé et, je crois, multiplié les objets changeants de ses passions amoureuses, et ceux des nombreux amis que lui avaient faits, dans les premiers rangs de la société et de la littérature romaine, ses qualités aimables et son heureux génie !
Ces amis, il serait fatigant de les rappeler tous ; qu'il suffise de choisir parmi eux les plus chéris d'Horace, ou les plus connus, à d'autres titres, du lecteur moderne. Ce sont des compagnons de sa jeunesse, avec lesquels il est en communauté de souvenirs ou agréables ou tristes, Pompéius Grosphus, Titius Septimius (12) ; ce sont de grands poètes, ses émules, comme lui épris du beau et du bon, qu’il aime non moins pour leur honnêteté que pour leur génie, Varius, Virgile (13), Tibulle (14) ; ajoutons-y, dans un rang secondaire, Valgius (15), Fundanius (16) ; ce sont des appréciateurs délicats du mérite littéraire, vers lesquels l'ont attiré, ou de qui l’ont fait rechercher les conformités du goût et des sentiments, Quintilius Varus (17), Plotius Tucca (18), Fuscus Aristius (19) ; ce sont des hommes du monde que l'agrément et la sûreté leur commerce lui ont rendus précieux ; ils sont en grand nombre ; représentons-les tous par Torquatus (20), en qui l'imagination aimerait à voir, sinon le fils, mort de bonne heure, du moins le petit-fils du Manlius Torquatus dont Catulle a composé l'épithalame (21) ; ce sont des jeunes gens auxquels s’est étendu son attachement pour leurs pères, et dont il se fait obligeamment, en morale, en savoir-vivre, en littérature, comme le précepteur, le jeune Scéva, les jeunes Lollius, les jeunes Pisons (22) ; ce sont des personnages considérables, auxquels il paye le tribut d'une déférence affectueuse et souvent amicale, Agrippa, Pollion, Messalla : je ne nomme point Mécène, qui a, dans les affections du poète et dans ses vers, une place tout à fait à part.
Ces diverses classes d'amis nommés, célébrés par Horace, à chaque page de son recueil, il les confond agréablement, dans la pièce où il a dit de quels juges d'élite il ambitionnait le suffrage :
« Que Plotius et Varius, que Mècène et Virgile, que Valgius, que l'excellent Octavius, que Fuscus accordent à ce que j'écris leur estime ; que j'aie aussi l'approbation des deux Viscus ; voilà ce que je souhaite. Je puis, sans vouloir te flatter, te nommer avec eux, Pollion, toi aussi, Messala, ainsi que ton frère; vous, Bibulus, Servius, sincère Furnius, d'autres encore, hommes doctes et mes amis, que je m'abstiens de nommer, à qui je voudrais plaire, dont je regretterais fort le suffrage, s'il trompait mes espérances. » (23)
Ailleurs Horace distingue et les nuances qu'il marque font honneur à son caractère. Parmi les grands de Rome auxquels certaines convenances, certaines relations ne lui permettent pas de refuser ses hommages poétiques, quel est celui qu'il exalte, à qui il consacre un véritable panégyrique ? C'est Pollion, débris glorieux de la guerre civile, resté debout en présence d'Auguste, Pollion qui affecte à l'égard du nouveau pouvoir une sorte de résignation froide, d'opposition modérée et polie, qui se permet d'avoir sa grandeur à part. A quelque époque qu'Horace ait composé son ode à Pollion (24), avant d'avoir adhéré au gouvernement triumviral, ou plus tard, on varie là-dessus, il lui est honorable d'avoir choisi avec cette indépendance l'objet de ses admirations publiques.
Il accorde bien moins à Agrippa, à Messala: Agrippa, il le loue, comme si souvent Auguste, par prétermission, renvoyant la tâche à un plus digne, à Varius, et alléguant pour s'en dispenser la vocation prétendue qui le restreint aux sujets badins et folâtres (25) ; Messala, il se contente de le nommer dans une ode bachique, témoignage d'une intimité assez étroite, assez familière (26).
S'il s'agit de Plancus (27), de Dellius (28), de ces hommes aimables sans doute, puisqu'ils ont été aimés d'Horace, mais que les vicissitudes des révolutions, trop docilement suivies, ont laissés plus prospères qu'honorés, ce sont, à la place des éloges d’un courtisan, une pitié affectueuse pour de secrets ennuis, les consolations d'une douce et facile philosophie.
Une autre fois il n'offrira pas autre chose que des conseils de modération, de prudence, malheureusement trop peu suivis (29), à un homme qu'il ne pouvait certainement oublier dans ses vers, L. Licinius Varro Muréna, le beau-frère de Mécène. Il y a dans l'ode qu'il lui a adressée comme un pressentiment de ses téméraires entreprises et de sa fin tragique.
Disons-le en passant : Horace n'avait pas autant de cette clairvoyance, de cet esprit prophétique que les anciens attribuaient à leurs poètes en leur donnant le nom de vates, il se laissait tromper avec tout le public romain par les fausses vertus d'un homme dont un historien (30) a dit : inter summam vitiorum dissimulationem vitiosissimus, lorsqu'il adressait au consul Lollius ces louanges magnifiques (31) qui devaient recevoir de sa cupidité, de ses rapines, de ses intrigues coupables, punies elles-mêmes par une fin tragique quelques années après la mort du poète, un si éclatant démenti.
Horace s'avoue quelque part (32) prompt à la colère, ajoutant que d'ailleurs il se laisse facilement apaiser. C'est sans doute là un de ces médiocres défauts dont il espère que les libres conseils de ses amis, ses propres réflexions et le progrès des années pourront peu à peu le corriger (33). Et, en effet, un moment vient où ses cheveux qui blanchissent calment ses esprits emportés (34), où il écrit à un ami (35), non, je le crois, sans retour, sur lui-même : « Deviens-tu meilleur et doux à l'approche de la vieillesse ? »
Lenior et melior fis accedente senecta ?
Ces passages nous font parcourir une partie de son histoire morale et du développement de son talent poétique : nous comprenons que la première chaleur de l'âge lui ait fait saisir comme des armes promptes à servir ses soudains ressentiments (36), l'ïambe d'Archiloque et l'hexamètre de Lucilius; qu'ensuite l'aigreur de la satire se soit tempérée chez lui de cet agrément qui a fait dire (37) qu'il se joue autour du cœur; que, de plus en plus calmé, prenant chaque jour plus en patience le vice, le ridicule, la sottise, le mauvais goût, devenu plus enclin à conseiller qu'à reprendre, il ait, à la fin, ait retraite dans l'épître.
L'amour de la médiocrité forme un des traits les plus saillants du caractère d'Horace. Partout il la vante, la recommande, et en des termes qui la font briller comme le métal précieux auquel il l'assimile par une épithète restée célèbre, et bien souvent répétée (38). Ces éloges de l'aurea mediocritas ne sont pas chez lui, ce qu'ils sont quelquefois chez d'autres, la distraction de leur satiété, la consolation de leur impuissance. Chez Horace c’est conviction, système, plan de conduite. Il sait que par l'amour, la pratique de la médiocrité, il assure la paix de son âme: plus de place pour ces sentiments d'envie qu'il n'éprouve pas plus qu'il ne les inspire (39) ; pour ce désir inquiet d'acquérir encore, ce soin laborieux de conserver, pour ces obligations, ces gênes de toutes sortes, inévitables accompagnements d'une grande fortune. Il deviendrait, ce qui ne lui serait pas impossible, avec des amis tels que les siens, plus riche, plus important, plus considérable, qu'il n'aurait fait que charger d'un fardeau incommode des épaules peu faites à le porter :
« Il me faudrait aussitôt ajouter à mon bien, muliplier mes visites, mener avec moi un ou deux compagnons, ne pouvant plus décemment aller seul aux champs ou en voyage, nourrir plus de valets et de chevaux, me faire suivre de fourgons... » (40)
A une époque où dans la société romaine depuis longtemps décimée par la guerre et recrutée d'affranchis, la richesse, les emplois, les magistratures, les hautes dignités de l’État étaient en proie à des parvenus, sortis souvent de l’ordre servile et dont le prince s’appliquait par ses règlements et ses lois à réprimer les prétentions, Horace, secondant cette politique, faisait, tout fils d'affranchi qu'il était, par ses vers (41), et par sa conduite, la satire de ces fils insolents de la fortune. Il donnait le salutaire exemple d'accepter sa médiocrité ; il s'y attachait même, non seulement par crainte d'un ridicule qui le choquait chez autrui, par modestie naturelle, mais par le besoin profondément senti de sauver des servitudes de l'ambition ce qui était à ses yeux le premier des biens, sa liberté (42), de s'appartenir, de se posséder, et, autant que la chose était possible, de vivre pour lui.
Qu'on ne l'accuse point trop sévèrement d'égoïsme. Il faut tenir compte et du temps et de l'homme. Horace n'était point d'une condition qui lui imposât des devoirs envers l’État, et de tels devoirs n'existaient même alors pour personne. C'est le caractère du pouvoir absolu d'en dispenser les citoyens ; il leur procure le repos, mais au prix. de leur activité qui ne s'exerce que sous son bon plaisir; la nullité politique est au nombre des loisirs qu'il leur fait. Horace a pu se croire quitte envers son pays en servant en poète, de son génie, un gouvernement devenu nécessaire à Rome, qui lui semblait assurer, avec son bien-être particulier, le repos et la grandeur de l'empire. Cette mission remplie, il est excusable de ne s'être occupé que d'être heureux ; n’ayant nulle autre chose à faire.
Heureux ! il l'était à peu de frais, comme l'atteste ce détail charmant de ses libres et simples journées :
« En quelque lieu que me mène ma fantaisie, j'y puis aller seul. Je m'arrête à demander le prix des légumes, du froment, J'erre jusqu'à la nuit close dans la foule du Cirque et du Forum, m'amusant de leurs charlatans, écoutant leurs devins. Je reviens ensuite à la maison trouver mon plat de légumes, de pois chiches, de petits gâteaux. Trois esclaves font le service. Un buffet de marbre blanc porte deux coupes et un cyathus; auprès est un hérisson de peu de valeur, un vase à libations avec sa patère, le tout en terre de Campanie. Enfin je m'en vais dormir, sans affaire dans la tête, qui m'oblige à me lever le lendemain de bonne heure, à me rendre avec le jour auprès de Marsyas, dont le geste témoigne qu'il ne peut souffrir la figure du plus jeune des Novius. Je reste au lit jusqu'à la quatrième heure. Ensuite je me promène, ou bien encore, après avoir occupé mon esprit de quelque lecture, m'être amusé à écrire, je me fais frotter d'huile, mais non comme le sale Natta, aux dépens de sa lampe. Quand la fatigue et l'ardeur du soleil m'avertissent qu'il est temps d'aller au bain, je quitte le Champ de Mars et ses jeux; puis je mange ce qu'il faut seulement pour ne pas rester jusqu'au soir l'estomac vide, et jouis à la maison, comme je l'entends, de mon loisir. Voilà comme vivent les hommes exempts des misères de l'ambition, qui ne portent point ses lourdes chaînes; ainsi je me console de ma médiocrité, plus heureux par elle que si j'avais eu, comme d'autres, un aïeul, un père, un oncle questeurs. » (43)
Diogène s'écriait, à la vue de quelques souris rongeant dans son tonneau les miettes de son pain : « Eh ! j'ai aussi mes parasites. » Horace, si modeste que fût son ordinaire, avait les siens, peu contents de quitter la place, quand, l'heure du souper venue, une invitation imprévue de Mécène appelait leur patron au palais des Esquilies (44). Quelquefois des convives, d'un autre ordre, un Torquatus par exemple, un Mécène (45) venaient prendre leur part de ses légumes et de son médiocre vin ; mais cela était offert de si bonne grâce, et relevé par tant de propreté et même d'élégance dans le service ; la compagnie était si bien assortie, celui qui la recevait avait si bien l'art de l'animer de son esprit et de sa gaîté, que les illustres hôtes du poète trouvaient à échanger contre cette simplicité leur table somptueuse, le plaisir piquant qu'il leur avait promis.
« Les contrastes amusent quelquefois les riches; quelquefois une table propre, sous l'humble toit du pauvre, sans riches dais, sans lit de pourpre, réussit à éclaircir les soucis de leurs fronts. » (46)
N'admire-t-on pas cette médiocrité résignée, satisfaite, qui s'égale par le goût aux plus hautes fortunes, en même temps qu'elle les surpasse par la liberté ? Horace sait tirer parti du peu qu'il possède; il sait le rendre présentable, acceptable aux autres; il sait en jouir lui-même; lorsque tant de gens sont gênés par la naissance, la richesse, l'ambition, il ne connaît aucune de ces gênes, et il y a quelque mérite, car il ne tenait qu'à lui d'en subir quelques-unes. Il se lève, il se couche, il sort, il rentre, il travaille, il se repose à ses heures, sans autre loi que sa fantaisie; il distribue son temps comme il lui plaît entre les plaisirs du monde, le commerce de ses amis, la lecture, la rêverie, la composition poétique, et, quoi qu'il fasse, il le fait pour se rendre heureux. Il est heureux à sa manière, non pas seulement par tempérament, mais par art, et cet art consiste, il faut le redire, dans le maintien de sa médiocrité, et, par elle, de sa liberté.
Mais on ne peut être si libre qu'on le soit complètement. Horace habite une grande ville, comment ne se verrait-il pas entraîné, plus souvent qu'il ne voudrait, dans le tourbillon des affaires ? Il occupe un rang élevé dans les lettres et de plus dans la faveur du prince et de son ministre ; comment échapperait-il à l'importune obsession de toutes sortes de fâcheux : poètes en quête d'un patron, pour leurs vers, dont, sans pitié, ils l'assassinent; nouvellistes pensant tirer de lui, qui approche des dieux, les secrets de l'État : intrigants à qui son crédit pourrait, habilement mis en œuvre, frayer un chemin vers la fortune; tous gens indiscrets et obstinés, qui vous surprennent, vous saisissent au passage, qui jamais ne lâchent prise, dussiez-vous les traîner à votre suite, avec ennui et impatience, par toute la ville, dont vous ne pouvez être délivré que par quelque hasard heureux (47) ? Enfin, la faveur elle-même a son esclavage, la vie élégante et raffinée sa lassitude, et il n'était guère possible que le poids ne s'en fit pas quelquefois sentir à Horace, même auprès de Mécène (48).
Mécène heureusement (49), et sans doute, par ses mains, Auguste, avait assuré au poète, contre ces contrariétés auxquelles eux-mêmes, involontairement et à leur insu, ajoutaient quelque peu, de commodes et agréables refuges : une petite terre dans la Sabine à laquelle Horace devait, avec sa modeste aisance et son loisir, le libre exercice de son génie poétique ; et, plus tard, on le pense, par une seconde libéralité (50), une maison à Tibur. Mais Tibur, où Mécène, où Plancus, où Varus (51) d'autres grands personnages possédaient de magnifiques villas, c'était Rome encore et, malgré le charme si souvent célébré par Horace de ses eaux et de ses ombrages, il n'y trouvait encore qu'imparfaitement la solitude et l'indépendance qu’il cherchait hors de la ville. Pour respirer librement, pour s'appartenir, pour vivre et régner, pour se mettre à l'abri comme dans un fort, j'emploie ses propres expressions (52), il fallait que s'enfonçant davantage dans les montagnes des vieux Sabins, il allât s'ensevelir au penchant du Lucrétile, non loin des bords, de la Digence, du bourg de Mandèle, de la petite ville de Varia, du temple en ruine de la déesse Vacuna, dans son sauvage domaine d’Ustique.
Personne, pour emprunter un tour de Juvénal (53), ne connaît mieux sa propre maison, que nous ne connaissons ce domaine dont l'heureux propriétaire a décrit complaisamment, tout au long, loquaciter, comme il dit, et chez un écrivain si concis cette expression ne tire pas à conséquence, la situation, la contenance, les productions, l'aspect, les rustiques agréments (54). La curiosité des modernes s'est même appliquée, avec une longue et heureuse persévérance, à retrouver, aux lieux indiqués par le poète et reconnaissables sous leurs noms modernes, l’endroit précis (55) où étaient ces quelques champs, ce jardin, cette source, ce peu de bois qui avaient comblé les vœux du poète (56).
C'est de là qu'on peut dater, d'après lui (57), tant d'éloges de la vie rustique, qu'il aimait comme Virgile, qu'il a célébrée comme lui, et sur tous les tons, dans ses odes, dans ses satires, dans ses épîtres, sans jamais s'en lasser (58). Il la trouvait plus conforme que toute autre à la nature, plus saine et plus agréable, plus paisible, plus libre, plus morale, et ces motifs de préférence il aimait à en renouveler l'expression dans des morceaux composés presque tous aux champs, nés de son loisir et du sentiment réfléchi de son bonheur. Aussi, avec quelle vérité d'accent il parle de ces champs bien aimés, qu'il a, de la peine à quitter, qu'il est impatient de revoir, où il peut faire de son temps ce qu'il veut, le partageant entre la lecture des bons vieux auteurs, le sommeil, et cet autre sommeil tout éveillé que rend si bien son délicieux inertibus horis ! Tibulle aussi, en ce même temps, menant une vie pareille dans sa campagne de Pedum, l'appelait une vie paresseuse, iners vita (59). Heureuse indolence, semblable à celle de notre La Fontaine, qui disait comme ses devanciers ne rien faire ! Elle n'a été autre chose pour ces excellents poètes que la rêverie féconde d'où sont sortis leurs admirables vers.
Horace n'est point indifférent aux plaisirs de la propriété. Il se trouve heureux d'avoir une maison qui lui appartienne, de jeunes esclaves nés chez lui et dont les privautés l'égayent ; il aime à se faire honneur de sa petite aisance, à traiter de son mieux ses rustiques voisins. A ces repas des dieux, comme il les appelle, repas simples et abondants, affranchis de règles gênantes, la conversation est vive, enjouée, sans être futile; elle tourne souvent à la morale; on y traite familièrement des questions qui s'agitent entre les doctes dans les écoles ; l'honnête Cervius, une forte tête du lieu, sage au grossier bon sens, philosophe sans philosophie, comme autrefois Ofellus, un autre paysan, vieille connaissance du poète (60), y raconte dans l'occasion de vieilles histoires, de vieilles fables, dont Horace se souviendra, quand il résumera tous ses parallèles des agitations, des ennuis qu'il veut fuir et de la paix qui les lui fait oublier, par son admirable apologue du Rat de ville et du Rat des champs (61).
Les confidences d'Horace, si agréables à recueillir, nous l'ont montré sous des aspects bien divers: tantôt commensal élégant de Mécène dans son palais des Esquilies, dans sa villa de Tibur; tantôt libre bourgeois de Rome, usant à sa guise de son loisir et au logis et dehors, s'oubliant volontiers, en moraliste qui observe, en poète qui rêve à des vers, dans ses promenades de chaque jour, au milieu de la foule, par les rues, les places, les marchés; tantôt enfin campagnard de la Sabine, y vivant de la vraie vie des champs, en acceptant les plus simples, les plus vulgaires jouissances, en même temps qu'il s'enivre des franches beautés de la nature dont elle le rend plus voisin. Il reste à le suivre, ce qu'il nous rendra bien facile encore, dans ses voyages de plaisir en divers cantons de l'Italie, quartiers, d'été, quartier d’hiver de la belle société romaine. Sa manière de s'y rendre n'a rien d'aristocratique: de même qu'il peut à Rome, grâce à sa médiocrité, sortir sans se faire accompagner par honneur de quelque complaisant ami, il peut aussi, quand il sort de Rome, voyager seul et dans le plus chétif équipage. Rien ne l'empêcherait, s'il en avait la fantaisie, et peut-être l'a-t-il eue, « d'aller jusqu'à Tarente, sur un méchant mulet aux reins écorchés par sa valise, comme le sont les épaules du pauvre animal par le poids du cavalier.» (62) Il n'est pas de ces heureux voyageurs qui, parcourant l'Italie, ont pour étapes leurs propres maisons et les maisons de leurs amis. Il va, lui, d'auberge en auberge, résigné aux inconvénients bien connus de lui (63), des mauvais gîtes, et les préférant sans doute, dans son amour de l'indépendance, aux gênes de l'hospitalité. Arrivé, il se loge et il vit, dans ces résidences favorites de l'opulence romaine, modestement, selon sa fortune. Il s'y relâche toutefois quelque peu de la frugalité des vieux Sabins dont il s'arrangeait, dans son domaine de la Sabine. Hors de chez lui il prétend se mieux traiter. Qu'on se rappelle deux pièces du premier livre de ses épîtres qui n'ont peut-être pas été rapprochées sans dessein (64). Dans l'une il vante à l'intendant, au régisseur de sa terre, qui n'en veut rien croire, les délices de cet austère séjour; dans l'autre il s'informe, en grand détail, des ressources que présentent Salerne et Vélie où l’envoient les médecins, pour y faire bonne chère, car il veut, dit-il, en revenir gras comme un Phéacien.
Rome était, dès l'antiquité, malsaine en certaines saisons. L'été venu, s'en sauvait qui pouvait, pour aller chercher de la fraîcheur dans les montagnes. Horace, libre de ses démarches, sauf pourtant les instances tyranniquement amicales de Mécène pour le retenir, avait à choisir ou de son Ustique, où de son Tibur. Ajoutons-y Préneste; nous savons, il nous l'a appris (65), qu'il y a séjourné assez pour avoir le temps d'y relire tout Homère.
Nouvel abandon de Rome quand revenaient avec l'automne ces fièvres qui y faisaient ouvrir tant de testaments; avec l'hiver la froide influence des neiges du mont Albain (66). On allait alors demander un air plus sain ou plus tempéré aux bords de la mer; « on allait, on descendait à la mer, » (67) comme dit Horace, sans doute d'après l'usage ordinaire, notamment dans la charmante épître où il s'y prend si bien pour faire entendre à Mécène comment son absence, qui ne devait durer que cinq jours et qui a duré un grand mois, pourra bien se prolonger encore pendant tout l'automne, pendant tout l'hiver ; comment les fraîches montagnes et les tièdes rivages de la mer ne le laisseront guère revenir auprès de son ami, lui qui n'est pas malade, il est vrai, mais qui craint de le devenir, qu'au printemps tout au plus, avec la première hirondelle. Les côtes du Latium et de la Campanie, si hantées, en ce temps, et si riantes, toutes bordées d'élégantes villas, offraient au poète bien des retraites soit chez d'illustres amis, soit plutôt auprès d'eux, dans quelque logis pris à loyer, où il se crût encore chez lui. Nommons Antium; il nous y autorise quand il le nomme lui-même dans l'ode à la déesse qu'on y adore, la Fortune (68). Un lieu qui devait attirer plus loin notre poète, non seulement par la vertu de ses eaux chaudes, mais par l'éclat de son ciel, l'azur de sa mer, les gracieux contours de son golfe, les bois de myrtes de ses coteaux, l'affluence du monde le plus élégant et le plus distingué, les séductions même dont se sont indignés des moralistes plus sévères (69), c'était Baïes ; c’était du moins, quand la place y manquait, qu'on ne pouvait s'y loger. Cumes (70) alors bien déchue, quoique moins déserte peut-être qu'au temps de Juvénal (71). Cumes qui n’était déjà, comme on l'appelait, que la porte de Baïes.
Tous ces voyages, Horace ne nous les fait-il pas repasser poétiquement, quand il s’écrie :
« Je vous appartiens, ô Muses, soit que je m'élève sur les montagnes de la Sabine, soit que je me plaise davantage dans le frais Préneste, sur le coteau de Tibur, près des eaux de Baïes. » (72)
Poussons plus loin, encore avec lui, jusqu'à Salerne, jusqu’à Vélie où j'ai déjà dit que l’avait envoyé, par un grave changement de régime, une ordonnance d'Antonius Musa (73). Ne le quittons qu'au bout de l'Italie, dans cette Tarente célébrée par lui en vers délicieux à l'égal de Tibur, et dont il eût fait volontiers, à défaut de Tibur, l'asile de sa vieillesse ; il le disait bien jeune encore à son compagnon d'armes, de défaite, de découragement, Titius Septimius (74).
Ces courses, ces séjours divers, distractions de sa vie, n’étaient pas perdus pour son génie poétique. Il y recueillait des impressions traduites plus tard dans ses vers, en traits si justes et si vifs. On le sent en le lisant, il a vu lui-même, et des yeux d'un poète, ce qu'il fait si bien voir: ces ruisseaux tombant et courant parmi les vergers de Tibur (75) ; les cimes neigeuses, les noires forêts de chênes, les pâturages et les troupeaux de l'Algide, au-dessus de Préneste (76) ; le Liris aux eaux paresseuses, rongeant silencieusement leurs rives (77) ; les constructions insensées de la trop étroite Baïes (78), qui font reculer, qui rétrécissent la mer; ce petit coin de terre, ancien royaume de Phalante, cette Tarente si ombragée, si abondante, « où le miel ne le cède point à celui du mont Hymette, où la verte olive le dispute à celle de Vénafre, où les printemps sont longs, les hivers attiédis par la faveur de Jupiter, où chéries de Bacchus et par lui rendues fertiles, les collines d'Aulon n'ont rien qu'elles envient aux raisins de Falerne. » (79) Je choisis parmi tant d'autres peintures celles qui peuvent nous ramener sur la trace du poète dans ses promenades en Italie, aux lieux qui « lui rient plus que tous les autres. »
[ Fin du chapitre V ]
1. Epist., I, VII, 25 sqq.
2. Sat., II, III, 307 sqq.
3. Epist., I, IV, 15 sq.
4. Epist., I, XX, 24.
5. Suet., Q. Horatii Flacci vita.
6. Epist., I, XIII.
7. Voyez Essais, III, 13.
8. Sat. I, V, 30,,49.
9. Epod. I,16; Epist., III, VII, 3 sqq.
10. Ibid.
11. Ibid., I, xv.
12. Carm., II, VI, VII.
13. Ibid., I, III; Sat. I, V, 39 sqq.; VI, 52 sqq.; X, 40 sqq, etc.
14. Carm. I, XXXIII; Epist., I, IV.
15. Carm., II, IX; Sat. I, x, 82.
16. Ibid. I, X, 40 sqq.; II, VIII.
17. Carm., I, XXIV; Ad Pison., 438.
18. Sat. I, V, 40; X, 81.
19. Carm., I, XXII; Sat. I, IX, ,61; Epist. I, X.
20. Carm., IV, VII; Epist., I, V.
21. Carm. LXI.
22. Epist., I, II; XVII; XVIII; Ad Pison.
23. Sat., I, X, 86 sqq.
24. Carm., II, I.
25. Carm., I, VI.
26. Ibid., III, XXI.
27. Ibid., I, VII.
28. Ibid., II, III.
29. Carm., II, X
30. Vell. Paterc., II. 97
31. Carm., IV, IX
32. Epist., I, XX, 25
33. Sat. I, IV, 130 sqq.
34. Carm . ? III, XIV, 25
35. Epist., II, II, 211
36. Carm., I, XVI, 20 sqq.
37. Pers., Sat. I, 117
38. Carm., II, X, 5
39. Ibid., 7 sq.; III, I, 45.
40. Sat., I, VI, 99 sqq.
41. Epod. IV ; Sat., I, V, 55, 65 sqq. ; II, V, 15 sqq. ; 101 sq., etc.
42. Epist. I, VII; X, 39 sq.
43. Sat., I, VI, 111 sqq.
44. Ibid., II, VII, 29 sqq.
45. Carm., I, XX; III, XXIX; IV, XIII; Epist., I, V, etc.
46. Carm., III, XXIX, 13 sqq.
47. Sat., I, IX; Il, VI, 80 sqq ; Epist., II, II, 65 sqq.; Ad Pison., 453 sqq.
48. Epist., I, VII.
49, Carm., II, XVIII, 12 sqq.; III, XVI, 37; Epod. I, 31; Epist. I,VII, 14,39.
50. Suet., Q. Horatii Flaccil vita
51. Carm.. I, VII, XVIII.
52, Sat., II, VI, 16: Epist., I, X, 8.
53.. Juven., Sat. I, 7.
54. Carm., I, XVII, XX; Epist., I, XIV, XVI, etc.
55. Voyez dans la savante et agréable notice de M. Noël des Vergers... le résumé de ces recherches qu'il lui a été donné de compléter.
56. Carm., III, XVI, 29 sqq. ; Sat., II, VI, 1 sqq.
57. Ibid., 16 sq.
58. Epod. II; Sat., II, II, VI, 6 sqq.; Epist., I, X, XIV, etc.
59. « Me mea paupertas vitæ traducat inerti. » Tibull., Eleg., I, I, 5.
60. Sat., II, II, 3
61. Ibid. VI, 63 sqq.
62. Sat., I, VI, 104 sqq.; cf. Epist. I, XV, 10 sq.
63. Sat., I, 1, 29: V, 3 sq.; 7, 71 sq.; Epist., I, XI, 12: XVII, 7, etc.
64. Epist., I, XIV, XV.
65. Epist., I, II, 1 1 sq.
66. Ibid., I, VII, 9 sq.
67. Ibid., 11; XV, 18.
68. Carm., I, XXXV.
69. Senec., Epist. ad Lucil., LI; cf. Propert., Eleg., I. XI. 27; Ovid., Ars amat., I, 255; Martial.. Epigr., I, 63; IV, 57; XI, 80.
70. Epist., I, XV, 11 sq.
71. Juven., Sat., III, 1 sqq.
72. Carm., III, IV, 21 sqq.
73. Epist. I, XV, 2 sqq.
74. Carm., II, VI.
75. Ibid., I, VII, 13 sq.
76. Ibid., III, XXIII, 9 sq.; IV, IV, 57 sqq.
77. Carm., I, XXXI, 7 sq.: III, XVII, 7 sq.
78. Ibid., II, XVIII, 20 sqq.; III, 1, 33 sqq.: Epist, I, I, 83; cf. Virg., Æn., IX, 710 sqq
79. Carm., II, VI, 10 sqq.; Epist., I, XVI, 11.