Hippolyte Rigault, alors professeur de rhétorique au Lycée Louis-le-Grand, avait écrit la première partie de cette étude
(en gros les trois premières pages de cette reproduction) pour servir de préface à la traduction en vers des œuvres lyriques
d'Horace par Anquetil, traduction qui parut en 1850. Il la compléta quelques années plus tard par l'étude des Satires, des
Épîtres et de l'Art Poétique et dès lors son texte fut placé en tête de plusieurs éditions des œuvres complètes d'Horace de
la deuxième moitié du XIXème et du tout début du XXème siècle.
Cette longue étude a été découpée en cinq parties. Chaque partie correspond à environ dix pages de texte imprimé.
JE me propose d'étudier dans Horace l'homme et l'écrivain, et dans l'écrivain le poète lyrique.
le satirique, le moraliste surtout, car, sous les formes variées des œuvres d'Horace, il y a partout le même fond de morale qui nous explique
mieux que tout le reste le caractère et le génie du poète. Commençons par ses œuvres lyriques.
Il est heureux que, pour étudier et traduire les hommes, il ne soit pas nécessaire de définir les choses : s'il avait fallu définir la poésie lyrique, Horace n'aurait pas été cent fois traduit, et je n'essaierais pas, en l'étudiant, de répéter ici ce qui a été dit cent fois avant moi. La poésie lyrique est une de ces choses qu'on ne croit pas avoir besoin d'expliquer, quoiqu'elle serve à désigner les œuvres les plus différentes. Elle est comme le rendez-vous des esprits les plus opposés sur tous les points de l'espace, à tous les moments de l'histoire, malgré les plus grandes diversités de mœurs, de religion, de gouvernement. Comme le Panthéon antique, c'est un temple aux cent portes ouvert à tous les hommes dont l'imagination a régné sur le monde, aux prophètes hébreux comme aux élégiaques païens, aux chansons d'Anacréon comme aux hymnes du christianisme, aux poésies sacerdotales qui fondent les religions comme aux poésies panthéistes qui les détruisent, aux lyriques législateurs comme aux lyriques révolutionnaires, à ceux qui jadis ont gouverné les républiques comme à ceux que la sagesse antique en voulait bannir. La poésie lyrique est la patrie de tous les poètes ; c'est sous son nom que s'abritent toutes les grandeurs et toutes les grâces, toutes les faiblesses et toutes les folies de l'imagination poétique de l'homme. Ce nom, chacun de nous le prononce avec la confiance qu'il le comprend, et cela fait goûter davantage la pensée si consolante de Pascal : « Il y a des mots d'autant plus clairs qu'ils sont moins définis. » Depuis qu'il n'y a plus de lyre, la poésie lyrique est un de ces mots-là.
L'idée qu'on s'est faite de la poésie et du poète lyrique a dû varier beaucoup selon les temps et selon les hommes. Je voudrais rappeler ici deux de ces changements: l'un regarde les écrits, l'autre regarde les écrivains.
Aux époques appelées classiques, la poésie, c'est la traduction en beau vers des idées raisonnables, c'est l'embellissement de la raison par le concours régulier de l'imagination et de la sensibilité : la raison commande en souveraine, les autres ne font qu'obéir. C'est là le caractère de notre ancienne littérature, c'est celui de la littérature romaine. L'esprit romain est essentiellement raisonnable comme le nôtre ; aussi la poésie latine s'éloigne-t-elle beaucoup moins de l'éloquence que la poésie grecque, et Lucain n'est pas le seul dont Quintilien aurait pu dire : magis oratoribus quam poetis annumerandus. Beaucoup de prosateurs latins font des vers; de grands orateurs sont de médiocres poètes, Cicéron par exemple, quoi qu'en puisse penser Voltaire. Son imagination, très brillante en prose, quand elle sert de décoration à la raison, pâlit et s'efface en poésie, quand elle devrait resplendir de tout son éclat. On ne déplace pas comme on veut la hiérarchie des facultés de l'esprit. Lorsqu'elles ont pris leur rang, elles le gardent : dans l'orateur, l'imagination sujette ne se fait pas souveraine avec bonne grâce ; dans le poète, l'imagination souveraine ne devient pas suivante avec docilité et discipline.
Mais la poésie aussi a ses révolutions, et nos poètes contemporains ont émancipé l'imagination et la sensibilité du joug de la raison : il est même arrivé que les esclaves de la veille sont devenues les privilégiées du lendemain ; cette indépendance de deux facultés, autrefois opprimées, constitue maintenant le génie lyrique, le vrai génie poétique de notre temps, qui du reste a produit des œuvres admirables ; car telle est la vertu de la liberté, que ses excès mêmes ont leur grandeur. Sans doute les poètes ont été très logiques dans leurs prétentions, quand ils ont revendiqué l'indépendance absolue de l'inspiration poétique : la théorie de l'art pour l'art est, je crois, la vraie ; mais il s'agit de savoir si l'art est dans la souveraineté capricieuse des deux facultés les plus mobiles de l'esprit, ou dans leur heureuse union avec la plus ferme et la plus solide. Si je pose cette question, c'est qu'Horace me paraît la résoudre. Nul plus que lui n'a possédé le grand art d'être à la fois lyrique et raisonnable ; nul n'a su accorder dans un plus merveilleux équilibre les trois pouvoirs de l'esprit, et laisser aux deux plus remuants un plus libre jeu sous la discipline exacte du plus sage et du plus fort ; nul n'a été plus respecté du XVII ème siècle et plus aimé du nôtre, parce qu'il peut donner à la fois des leçons de raison à l'école du bon sens, et des leçons d'imagination à l'école de la fantaisie ; nul ne nous enseigne mieux à mesurer le chemin qu'a parcouru la poésie lyrique, quand, du haut de ces arcs de triomphe que se sont à leur tour dressés nos poètes, nous tournons nos yeux vers ce monument plus éternel que l'airain, monumentum aere perennius, qu'ont élevé ses mains.
Une seconde remarque, c'est qu'en même temps que l'idée qu'on se faisait de la poésie lyrique a changé, l'idée que les poètes lyriques se faisaient d'eux-mêmes a changé également. Quand la raison était reine au logis, le poète s'arrangeait pour vivre heureux, s'il pouvait; pour aimer, s'il était jeune; pour prier, s'il était pieux; pour chanter, toujours :
Aimer, prier, chanter, voilà toute sa vie.
Mais quand, ainsi qu'on l'a dit,
La folle du logis en fut la souveraine ;
quand l'imagination et la sensibilité s'émancipèrent jusqu'à l'usurpation, le poète dut naturellement, non plus chanter et prier, mais régner par le droit que lui conféraient ces deux nouvelles reines du monde. A côté des vers d'Horace, la modeste abeille qui va butinant son miel sur les coteaux, l'homme des champs qui se croit un des heureux du monde, parce qu'il a une petite maison et un bon ami, tu me fecisti locupletem; le philosophe qui veut que personne n'étende des ailes plus grandes que son nid, majores nido pennas ; le poète qui, lorsqu'il a mis un instant le pied sur les cendres brûlantes de la politique, revient à la hâte sous la grotte de Vénus, dioneo sub antro, pour recommencer ses chansons. Lisez les vers d'un auteur moderne sur la fonction du poète
Le poète en des jours impies
Vient préparer des jours meilleurs:
Il est l'homme des utopies,
Les pieds ici, les yeux ailleurs;
Etc.
Chose singulière ! voilà le poète lyrique qui prétend redevenir ce qu'il fut au berceau de la civilisation : le confident des Dieux, l'initiateur, l'hiérophante des sociétés théocratiques ! Qu'aurait dit Montesquieu, s'il avait lu ces vers, lui qui prétend, en parlant des poètes, que les Français enferment un certain nombre de fous dans des Petites–Maisons pour donner à croire que le reste ne l'est pas ?
C'est après de pareils excès d'indiscipline dans la poésie et chez les poètes qu'on repose volontiers les yeux sur une poésie d'ambition qui s'est toujours tenue sage, quoique si brillante et si hardie ; sur un poète, homme de génie, qui a vécu modeste et simple, et n'a revendiqué pour lui que le bonheur d'une condition libre où il pût se livrer en paix à l'étude des hommes. C'est une lecture charmante que celle d'un poète lyrique qui n'a prétendu gouverner que lui-même ; d'un écrivain qui a mieux aimé obéir aux règles que d'en inventer, et qui, dans un genre où l'on se met si aisément hors de soi, n'a pas séparé le beau du simple ni l'original du naturel ; d'un philosophe qui n'a pas été l'homme des Utopies ; qui, tout en levant quelquefois les yeux ailleurs, les a tournés vers ce monde avec bienveillance ; qui s'est moqué doucement des hommes plus ridicules que méchants, et leur a donné les conseils d'un ami, non les oracles d'un prophète ; d'un, politique enfin, si l'on peut appliquer ce nom à Horace, qui a vécu honnête homme dans un temps de révolution, qui a eu le courage de changer franchement d'opinion quand il a cru s'être trompé, qui a été une des inspirations, mais non un des agents d'Auguste, qui a exercé une influence, mais n'a pas demandé de fonctions, qui a prêché la concorde des opinions et la réconciliation des citoyens, qui, après avoir servi. la liberté parce qu'il l'aimait a servi l'autorité parce qu'il l'a crue nécessaire, et a passé de Brutus à Auguste, sans qu'on ait pu sérieusement l'accuser d'apostasie ou d'ambition.
Octave était le neveu d'un homme qui, dictateur temporaire d'une république mourante, voulut se faire empereur pour perpétuer son pouvoir et sauver la société. César était tombé sur les marches du trône, frappé par quelques républicains qui existaient encore ; mais il ne suffit pas de donner à propos un coup de poignard et de faire une révolution pour savoir gouverner. Le vieux parti républicain se composait d'hommes honnêtes, mais incapables, et d'hommes capables, mais malhonnêtes. Brutus, un des plus grands cœurs qui aient honoré le monde, était un politique médiocre et un médiocre général ; Cassius, plus habile, était moins estimé ; quant à Caton, ce qu'il avait su faire le mieux, c’était de mourir en lisant une page de Platon. Du reste, la république était perdue. Montesquieu a dit vrai : « Les républiques périssent par le luxe. » Le luxe avait tué les vieilles vertus romaines ; et les Romains n'étaient plus républicains que par leurs vices. Octave eut pour lui leur corruption, son nom et surtout l'impuissance des derniers républicains. Avant et après son avènement, il eut soin de ménager les susceptibilités de l'opinion. Triumvir, il n'avait pris le pouvoir que sous le prétexte de continuer la république; empereur, il n'en prononçait le nom qu'avec respect. Le rapide affermissement d'Auguste, après la bataille d'Actium, prouve combien peu de racines la république conservait encore dans la société romaine. Le parti Pompéien fut inoffensif et se tint à l'écart; les républicains, plus remuants, conspirèrent sans succès ; Auguste régna, et Rome pacifiée retrouva sa grandeur.
Je voudrais retracer le rôle politique d'Horace sans donner dans un travers de notre temps, la manie de classer les morts parmi les partis qui divisent les vivants. C'est dans cette espèce de dictionnaire posthume à l'usage des générations ensevelies qu'on trouve rangés si spirituellement Corneille parmi les républicains, Fénelon parmi les libéraux, Voltaire parmi les démocrates ; quant à Horace, on en a fait un conservateur. Essayons, en nous préservant d'un néologisme barbare, de raconter tout simplement ce qu'il fut.
Né sous une république, il fut républicain d'abord. La crainte d'un maître, quel qu'il soit, n'est-elle pas toujours le commencement de la sagesse politique ? Il étudiait à Athènes, quand la nouvelle du meurtre de César y parvint. Ce fut un long cri de joie : on se représentait la république délivrée, la liberté renaissant, les chaînes du peuple brisées, l'autorité du sénat reconquise; car la jeunesse romaine d'Athènes, c'étaient généralement les fils des sénateurs. On lisait, on relisait avec enthousiasme cette page du “Traité des Devoirs” que Cicéron venait d'envoyer à son fils, compagnon du jeune Horace, et où l'auteur du “Pro Marcello”, le lendemain de la mort de César, proclamait comme un devoir l'assassinat du tyran. Horace vit les statues de Brutus et de Cassius dressées par l'enthousiasme de ses amis à côté de celles d'Harmodius et d'Aristogiton ; et quand Brutus traversa Athènes pour se rendre dans son gouvernement, le poète s'enrôla sous ses drapeaux, et prit le bouclier qu'il devait laisser à Philippes. Il n'avait pas encore vingt-deux ans.
Quatre ans plus tard, il était présenté à Mécène, et le tribun de Brutus se préparait à chanter l'empereur Auguste. Ni sa gloire de poète ni sa réputation d'honnête homme n'ont souffert de ce changement aux yeux de la postérité. La postérité est sage et n'a point de passion : elle comprend qu'on puisse abjurer une opinion sans être un apostat. C'est surtout à l'égard des hommes qui ont vécu dans les temps de révolution qu'elle redresse le jugement des contemporains ; elle relève la dignité humaine, que ceux-ci rabaissent toujours en s'obstinant à n'expliquer les conversions que par l'intérêt personnel. Elle tient compte de cette éducation soudaine et irrésistible que donnent les grands événements, et ne confond pas avec l'égoïsme des petites âmes qui veulent conserver ou acquérir la sincérité des esprits désintéressés qui ne cherchent, en se renouvelant, qu'un nouveau moyen de servir leur patrie. La postérité a donc été juste pour Horace : elle n'a point dit qu'il avait chanté Mécène et Auguste, après avoir combattu et composé des épigrammes contre eux, pour se faire une fortune ; elle n'a point dit qu'il avait vendu sa plume au pouvoir pour une terre dans la Sabine ou pour une maison à Tibur. Horace changea d'opinion, mais sans arrière-pensée, et surtout sans cette intolérance des néophytes contre leurs croyances passées, qui est le signe des apostasies véritables. Il ne prit pas de service dans l'armée des Triumvirs, comme beaucoup de ses compagnons d'armes ; il ne renia jamais ses vieilles amitiés, il rappela toujours avec reconnaissance le nom de Brutus, avec orgueil celui de Caton, il loua dans ses vers ceux de ses anciens amis qui restèrent les ennemis politiques d'Auguste ; seulement, quand il vit la république perdue, il crut qu'on pouvait vivre sous un empereur sans essayer de le tuer ou sans se tuer soi-même : il n'était pas stoïcien, et ne désespérait pas de la vertu. Il pensa même que, si le souverain de Rome était un homme de génie, s'il rendait la paix à l'Italie déchirée, s'il refoulait les Barbares, s'il respectait les lois, s'il pardonnait à ses ennemis, s'il effaçait à force de sagesse et de gloire tous les crimes du passé, lui poète pourrait sans rougir chanter la grandeur de l'empereur et le bonheur de Rome. Ce qui explique le mieux le changement d'Horace, c'est le génie d'Auguste. Auguste fut tout-puissant; mais chacun des privilèges qu'il s'arrogea fut moins une usurpation à son profit qu'un bienfait pour tout le monde, et la liberté n'y perdit pas ce qu'y gagna la grandeur de Rome. L'homme qui l'a le mieux jugé, c'est Saint-Évremont : « Auguste se fit appeler empereur pour conserver son autorité sur les légions, créer tribun pour disposer du peuple, prince du sénat pour gouverner ; mais s'il réunit en sa personne tant de pouvoirs différents, il se chargea de divers soins, et il devint l'homme des armées, du peuple et du sénat, quand il s'en rendit le maître. Le peuple ne fut moins libre que pour étre moins séditieux ; le sénat ne fut moins puissant que pour être moins injuste; la liberté ne perdit que les maux qu'elle peut causer, rien du bonheur qu'elle peut produire. » Faut-il s'étonner qu'Horace ne soit pas resté républicain ?
Auguste acquit donc, grâce à Mécène, un nouvel ouvrier de sa gloire ; mais Horace se fit quelque temps prier pour le devenir. De son ode à la Fortune, écrite l'année même où le sénat décerna le titre d'Auguste à Octave, et où l'empereur, prêt à abdiquer, ne garda le pouvoir que sur les instances du sénat, date le culte plus respectueux et plus assidu du poète C'est un honneur pour Horace de ne s'être fait le poète d'Auguste que lorsque les Romains se firent véritablement ses sujets. Les dernières traces de la guerre civile et de la tyrannie étaient effacés : Horace put devenir l'ami de l'empereur sans trahir ses propres souvenirs ; et s'il est vrai qu'il choisit Pollion en même temps que Mécène pour le présenter au prince, le patronage d'un homme éminent qui ne voulut être d'aucun parti, et garda son indépendance inflexible entre la république éteinte et l'empire naissant, fut pour Horace la plus délicate et la plus fière des professions de foi ; ce fût le symbole de son double sentiment : affection pour le présent, respect fidèle pour le passé.
C'est avec cette réserve qu'Horace sut se prêter à l'empereur ; il ne se donna point à lui. Il refusa, par amour de la paix et de l'indépendance, et aussi par modestie, toutes les fonctions qui l'eussent mêlé aux affaires ; il ne voulut pas même être secrétaire d'Auguste, comme Racine et Boileau furent historiographes de Louis XIV. Toutes les fois qu'en chantant il touche à ces grands sujets qui intéressaient alors le monde, poète lyrique, il semble demander pardon de s'être élevé si haut, tenuis grandia. Il assiste au grand spectacle du règne d'Auguste et des destinées de Rome renaissante, comme le chœur de la tragédie antique aux destinées des héros ; il chante les merveilles qui s'accomplissent sous ses yeux, et qu'il explique en beaux vers à cette foule de spectateurs qui remplissent le monde ; il dirige l'opinion, comme le chœur dirigeait les sentiments du public ému. De même que les héros, sans cesse mêlés aux Dieux qui les persécutent ou les défendent, semblent placés par ce commerce divin entre le ciel et la terre, et se confondent souvent aux yeux du chœur avec les divinités, Auguste, le fils de César et le descendant de Vénus, le protecteur de Rome et le protégé des Dieux, semble dans Horace planer au-dessus des hommes et grandir jusqu'à l'apothéose : c'est l'Hercule de Sophocle, c'est le fils de Jupiter, qui, dépouillant sa nature mortelle, s'élève jusqu'aux cieux.
Toutefois ce n'est là qu'une image du poète, et non pas un dogme politique: ne nous y trompons pas, Horace déifie Auguste, mais non pas le pouvoir absolu. On lui a reproché ces vers :
Regum timendorum in proprios greges
Reges in ipsos imperium est Jovis
Prétendre qu'Horace ait voulu faire par là de la monarchie terrestre une délégation de l'autorité divine, comme l'a fait Bossuet dans la “Politique tirée de l'Histoire sainte”, c'est tomber dans une étrange erreur. Horace parle de l'égalité de tous les hommes devant la mort, des riches et des pauvres, des sujets et des rois qui sont les pasteurs des peuples comme les Dieux sont les pasteurs des rois: c'est une image, ce n'est pas une opinion. Horace n’est pas le poète du pouvoir absolu. Après la guerre civile et la chute de la république dans le sang, il avait beau jeu pour immoler la liberté sur l'autel où il déifiait Auguste : il n'a point mis la main à ce sacrifice que viennent consommer d'ordinaire le lendemain des révolutions, dans la ferveur de leur repentir, les anciens amis de la liberté; et, de la même voix qui chante les louanges d'Auguste, il vante l'âme inflexible de Caton debout au milieu de l'univers subjugué. Il a cru que la liberté peut survivre à toutes les formes politiques, il a mêlé ce qu'Auguste, avant Nerva, sut mêler dans le gouvernement, principatum ac libertatem, et ce qui devint trop souvent incompatible sous ses successeurs : res olim dissociabiles. Il n'attaque pas l'autorité du sénat, il ne calomnie pas les dispositions du peuple, et ne cherche pas à exciter les jalousies ou les défiances de l'empereur.
C'est un beau rôle que celui de conciliateur : s'il n'est pas le plus brillant en ce monde, où l'on estime plus la gloire que la vertu, il est le plus honnête, mais aussi le plus difficile; car il place celle de nos vertus qui est la plus désarmée en face de passions encore frémissantes. Ce fut le rôle d'Horace. Sa philosophie l'y portait comme son caractère : l'épicuréisme s'éloigne également de tous les excès, aussi Horace s'efforce-t-il sans cesse de rallier au gouvernement d'Auguste et au séjour de Rome tous les mécontents. Le lieutenant d'Antoine, Munatius Plancus, serait bien fou de ne pas finir sa vie guerrière, la coupe à la main, sous les ombrages de Tibur; qu'il se confie à Teucer, le fondateur d'une Salamine nouvelle :
Nil desperandum Teucro duce et auspice Teucro,
et Munatius passe à César, dit Velleius, transfugit ad Caesarem. Licinius, un autre ami d'Antoine, revient d'Orient et trouve ses biens confisqués : Horace lui vante, non sans malice peut-être, les douceurs de la médiocrité, auream mediocritatem. Licinius résiste : beau-frère de Mécène, il conspire avec Cépion, et son crime lui coûte la vie. Horace l'avait averti : feriunt summos fulmina montes. Dellius, l'ancien soldat de Cassius et l'ami de Cléopâtre, pourrait, s'il était sage, jouir avant sa mort de ces gazons, de
ces bois dont le silence et l'ombre sont à lui,
comme l'a dit M. de Lamartine dans un vers charmant, de ces ruisseaux murmurants, de ces couronnes de roses, de cette maison qu’attend l'impatience d'un héritier : car il faut mourir, et Dellius vivrait si bien sous la clémente autorité d'Auguste, si Dellius voulait oublier comme lui. Dellius oublia, vécut et retrouva le silence et l'ombre de ses bois. Un affranchi de Pompée, Grosphus, riche et trembleur, a peur de tout, d'une guerre sociale, d'un pillage peut-être, car, même sous l'empire, les Romains se rappellent Spartacus et le craignent encore; il veut quitter Rome, partir avec sa fortune pour les pays lointains. Pourquoi partir ? pour sauver un or inutile ? On vit si bien de peu. Pour fuir l'inquiétude ?
Scandit aeratas vitiosa naves
Cura, etc.
Grosphus ne quittera pas Rome. Lisez les odes à Torquatus, à Postume, à Quintius, à Thaliarque et l'Épode : À mes amis, etc., partout vous verrez Horace prêcher la confiance, le courage, l'égalité d'âme qui fait supporter les revers, et cette sagesse qui permet de goûter les bienfaits d'un ordre nouveau, tandis que la vieillesse ridée ne vient pas nous avertir encore de la mort prochaine, que les roses sont si belles, les vins si vieux, et qu'un Dieu nous rend le bonheur. Ainsi la philosophie est de moitié dans la politique d'Horace : Épicure achève ce qu'Auguste commence.
L'épicuréisme n'est pourtant pas pour Horace la philosophie de l'indifférence : on se tromperait, si l'on voulait chercher dans l'égoïsme seul, lui donnât-on le nom par lequel on adoucit d'ordinaire le reproche, le nom d'égoïsme aimable, le secret de sa conduite. Sans doute il n'a pu s'oublier tout à fait lui-même dans ses actions, mais enfin qui s'oublie ? Il est certain qu'il a été intéressé au triomphe de l'ordre et de la paix par les douceurs de sa propre fortune. S'il eût perdu tous ses biens dans les guerres civiles, s'il n'eût trouvé pour les lui rendre ni protecteur ni ami, si ses vers ne lui eussent pas fait un nom probablement il eût grossi le parti des mécontents; mais qu'on montre donc un homme tellement détaché de lui-même, que dans ses opinions il ne puisse absolument rien entrer de sa situation personnelle. La nature humaine n'est pas ainsi faite, et il n'y a que les géomètres de la politique qui la considèrent comme une abstraction : ils croient opérer sur des idées, et ne se doutent pas qu'ils opèrent nécessairement sur des passions.