J'ai essayé d'indiquer les points de vue les plus intéressants dans les œuvres lyriques d'Horace.
En passant des Odes aux Satires et aux Épîtres, je ne change pas de sujet. Quelle que soit la forme qu'Horace donne à sa pensée, c'est partout un moraliste ; qu'il s'élance sur les fiers sommets de la poésie lyrique ou qu'il se glisse dans les sentiers plus humbles de la poésie familière, au bout de son vol sur la montagne, au terme de sa promenade dans la vallée, il atteint toujours le même but, l'observation de l'homme et le spectacle de la vie. Mais dans ses odes composées avec un soin plus étudié, Horace emprunte volontiers aux Grecs leurs idées, leurs sentiments et leurs formes lyriques. Dans ses Épîtres et ses Satires, d'un mouvement plus libre, et d'un abandon plus sincère, il traduit moins souvent la Grèce, et en développant encore les mêmes pensées, il y met plus de son esprit et de son cœur. C'est là qu'il me paraît vraiment original. La morale est représentée dans ses odes par des idées générales et éternelles, qui sont pour lui des sources de poésie, comme elles sont des sources d'éloquence pour les grands orateurs : l'inconstance de la fortune, la fragilité de la vie, la douceur du plaisir, la folie des hommes, la vanité du luxe, le bonheur de la médiocrité, la beauté de la justice et de la vertu, les malheurs du vice inévitablement puni par les Dieux. Dans les épîtres, les préceptes de morale forment un traité de sagesse pratique, un règlement de conduite, qu'Horace rapproche sans cesse de ses propres actions pour les contrôler sans faiblesse, et pour amener l'aveu sincère, sinon très pénitent, de ses perpétuels écarts. C'est un examen de conscience et une confession. Dans les satires, la morale devient une espèce de code dont Horace applique les divers articles moins à sa propre conduite, pour en punir les erreurs, qu'à celle de l'humanité, pour en châtier les folies ; châtiment doux et bienveillant dont nul ne peut s'offenser, puisque Horace ne fait, après tout, que défendre la règle contre les désobéissances des hommes, et qu'il ne reproche à tout le monde que les fautes dont il s'accuse lui-même.
J'ai examiné, en parlant des odes, la valeur de la règle morale adoptée par Horace ; je voudrais étudier dans ses satires et ses épîtres l'application qu'il en a faite à la conduite de sa vie.
Ce travail d'Horace sur lui-même, dont je parlais plus haut, cet examen de conscience qu'il s'imposait chaque jour, ce n'est pas une coutume chrétienne que je prête gratuitement à un païen; c'est une habitude philosophique que le père du poète, homme sage et honnête, lui avait de bonne heure enseignée. « Quand mon père, dit Horace, voulait me recommander la tempérance et l'économie, il prenait un exemple et me disait : Vois le fils d'Albius, il vit mal, ne vis pas comme lui (Sat. I. IV). » Il personnifiait ainsi par des noms propres, méprisés de l'opinion publique, chacun des vices dont il cherchait à protéger son fils ; il l'habituait à mettre toujours les hommes et surtout à se mettre lui-même en regard des préceptes de la morale, afin de comparer la vie telle qu'elle est à la vie telle qu'elle doit être. Je n'affirmerai pas que cette éducation, qui échappe aux généralités abstraites par le choix des exemples, ne contribua pas à fortifier dans Horace l'inclination satirique, en lui donnant le goût de placer un nom propre au-dessous de chaque vice ; mais elle produisit d'excellents effets; elle grava dans le cœur d'Horace le plus profond respect et le plus tendre amour pour le père qui l'instruisait avec tant de soin et de confiance. Quand Voltaire, dans Mérope, met dans la bouche d'Égisthe ces beaux vers qu'il adresse à Narbas :
Je respectai, j'aimai jusqu'à votre misère ;
Je n'aurais point aux dieux demandé d'antre père.
(Mérope, acte V, sc.1)
Voltaire traduit Horace, qui avait dit le premier, avec un sentiment exquis de piété filiale : Si la nature permettait aux hommes de recommencer leur vie, d'autres pourraient se choisir une famille au gré de leur orgueil ; moi, je garderais la mienne, et je ne prendrais pas des aïeux consulaires (Sat. I, VI, v. 93 : Nam si natura juberet…). Le second effet des leçons paternelles fut d'inspirer à Horace une confiance absolue dans la puissance de l'éducation et le désir de travailler chaque jour au perfectionnement de son âme. « La fougère, dit-il, ne pousse que dans les champs qu'on néglige. Les natures les plus rebelles s'améliorent par l'éducation. » (voir Sat. I, 3 et Ép. I, 1) Aussi voyez–le chaque matin, quand il se promène, ou le soir, quand il se met au lit, se demander si la journée a été bonne, s'il n'a pas de mauvaise action, de mauvaise pensée à se reprocher, si ses amis sont contents de lui, s'il est content de lui-même. Il prend des notes sur sa conduite: il consigne sur ses tablettes l'emploi du jour avec un blâme ou un éloge. Ne diriez-vous pas Franklin avec ce tableau si correctement dressé des treize vertus qui composent la perfection morale, et ces petites croix dont il marquait soigneusement celles qu'il avait violées pendant la semaine, pour mieux les observer à l'avenir (voir M. Mignet, Vie de Franklin, ch. 4). Sans doute Horace, malgré son examen quotidien de conscience, comme Franklin, malgré son tableau, commit souvent dans sa conduite ce que le jeune imprimeur de Boston appelait des errata. Les œuvres d'Horace sont pleines d'aveux, qui ont dû coûter à sa franchise, surtout en ce qui touche la tempérance (voir Sat. II, 7 inlusique pedes vitiosum ferre recusant / corpus…), qu'assurément il ne place pas, comme Franklin, au premier rang des vertus, et en ce qui touche la chasteté, qu'il met franchement au dernier. Mais enfin à ses yeux, l'amour était une faiblesse, et non une vertu, selon la recommandation de Boileau ; aussi Horace a-t-il mérité l'honneur d'être exclu de la bibliothèque qu'Ovide, dans l’Art d'aimer, a composé pour les femmes. C'était faiblesse permise, un passe-temps véniel, excusable chez le sage, qui songe à la brièveté de la vie. Horace confesse toutes ses rechutes avec un abandon plein de grâce. Il y a plusieurs manières de faire sa confession publique : à genoux, en se frappant la poitrine avec des pleurs et des sanglots, comme saint Augustin ; debout, la tête haute, la voix assurée, l'œil fier, comme Jean-Jacques ; ou bien, enfin, comme Sancho, en se donnant des étrivières sur l'arbre voisin, en se flagellant sur les épaules d'autrui. Horace n'appartient à aucune de ces écoles de pénitence il n'a ni la componction, ni l'impudence, ni l'hypocrisie des dérivatifs. Il dit tout simplement : j'ai péché, je le regrette, et je ne recommence pas moins, parce que je suis faible. Son dernier mot, c'est le video meliora proboque, deteriora sequor ; c'était chez les anciens la confession des plus honnêtes gens. Ils rendaient hommage au devoir, sans avoir la force de n'y pas désobéir. La gymnastique morale à laquelle Horace s'est constamment exercé ne put le fortifier jusqu'à le rendre impeccable ; il vécut toujours loin de la perfection. Mais elle affermit du moins dans son âme le sentiment de la règle qui, même à l'époque de ses plus grands écarts, demeura toujours présente devant ses yeux avec une autorité inflexible :
hic murus aeneus esto
nil conscire sibi, nulla pallescere culpa.
Ce que je viens de dire suffirait à démontrer qu'Horace n'a pas été un faux moraliste et qu'il a tâché sincèrement d'appliquer dans sa conduite les principes qu'il professait. Cependant on a contesté sa sincérité ; on l'a classé parmi ces philosophes bien rentés qui vantent les douceurs de l'indigence, et célèbrent la tempérance après un bon dîner. Il a chanté la médiocrité, dit–on ; le beau mérite ! il était riche. Il a décrit en vers modestes sa maison de campagne, son petit bouquet de bois et son ruisseau limpide. Plaisante modestie ! Il avait une villa magnifique, un parc admirable, un nombreux domestique, et force beaux écus sonnants. Il n'a pas tenu aux ennemis d'Horace (car, qui le croirait ? il a eu des ennemis), qu'il ne passât aux yeux des modernes pour un grand seigneur, ou au moins pour un gros propriétaire. Quel bonheur de prendre un philosophe en flagrant délit d'opulence ! Mais on s'est trop pressé d'opposer sa fortune à ses maximes. Horace n'était pas riche. Le seul héritage qu'il dut à son père, ce fut, on le sait, l'éducation excellente dont il se montra si reconnaissant. Il avait raison d'être content de son lot: riche, il n'eût peut-être été qu'un mondain spirituel; pauvre, il devint poète ; c'est la pauvreté qui, en lui imposant ses premiers vers, lui révéla son génie (voir Ep. II, 2 paupertas impulit audax / ut uersus facerem), C'est souvent une bonne fortune en ce monde que de n'être pas heureux trop tôt. Aussi Horace s'est-il comparé à ce soldat de Lucullus qu'on avait volé pendant qu'il dormait : furieux à son réveil, il se précipite sur les ennemis et les met en déroute. A quelques jours de là, son général veut l'envoyer à l'assaut d'une forteresse; le soldat refuse et répond : Envoyez-y un camarade à qui on ait pris sa ceinture. Horace sentait le prix de son ancienne pauvreté. Plus tard l'amitié de Mécène lui valut une place et une terre. La place, ce fut la charge de scribe du trésor qu'Horace acheta, comme on achetait en France autrefois les places de finance. Les scribes du trésor formaient une corporation qui, sous la direction du questeur, administrait le trésor public; ils veillaient à l'observation des lois financières et à la reddition des comptes ; il leur advenait quelquefois d'être prévaricateurs, comme à nos fermiers généraux. Mais rien n'autorise à penser qu'Horace ait dilapidé la fortune publique, et personne ne l'en a jamais accusé. D'ailleurs, Auguste supprima bientôt, par mesure d'économie, la corporation des scribes du trésor, et le protégé de Mécène perdit ses fonctions.
Il lui restait son domaine. A écouter les médisants, il lui restait même plusieurs propriétés d'un excellent revenu. On ne sait sur quoi ils se fondent pour donner à Horace des maisons de campagne de tous les côtés, à Baïes, à Tibur, à Tarente, à Préneste, etc., sinon sur quelques vers du poète, qui a témoigné plusieurs fois son goût pour ces divers séjours. Mais il y habitait probablement chez Auguste et chez Mécène, Son unique domaine, il le déclare lui-même, était situé dans la vallée de Sabine (voir Ode II. 18, nec potentem amicum largiora flagito, satis beatus unicis Sabinis.). Cette propriété de Sabine était-elle si magnifique ? La maison était modestement montée : peu d'esclaves, sept ou huit tout au plus (voir Sat. II. 7 accedes opera agro nona Sabino) ; un fermier, un jardinier (Boileau, qui n'était pas riche, avait bien Antoine, gouverneur de son jardin d'Auteuil) ; voilà l'état de maison de l'opulent Horace ! Dans son mobilier, rien de fastueux (Persicos, odi, puer apparatus) ; une table frugale ; le menu qu'il offre à Mécène découragerait les moins gourmets de lui demander à déjeuner; du vin médiocre; il n'en buvait de bon qu'au bord de la mer, par raison de santé, comme chez nous les malades boivent du bordeaux (voir Ep. I, 15 rure meo possum quiduis perferre patique: ad mare cum ueni, generosum et lene requiro,); une vaisselle plus que modeste ; un équipage de voyage des moins compliqués, car il se compose d'un mulet, qui porte à la fois le maître et le bagage ; enfin, quant à la maison de campagne elle-même, ce n'était rien moins qu'un palais (voir l’agréable morceau intitulé : “Recherches sur la maison de campagne d’Horace”, Œuvres d’Horace, éd. de Campanon et Desprez, t. 1er). Il existait, au XVIII ème siècle, un abbé fort spirituel et fort savant, l'abbé Capmartin de Chaupy, qui, comme un autre abbé bien plus spirituel encore, Galiani, aimait Horace à la folie. Il le savait par cœur et le citait sans cesse, quelquefois très heureusement; il parlait de lui à tout propos, comme de son meilleur ami ; quand on lui disait du bien d’Horace, il remerciait ; il aurait volontiers répondu, comme un peintre de notre temps, passionné pour Raphaël, un jour qu'on louait devant lui l'amant de la Fornarina : Ah ! Si vous l'aviez connu !… L'abbé de Chaupy appelait Canidie les vieilles femmes qui lui déplaisaient. Comme on lui présentait une jeune fille dont on lui vantait la beauté : elle a quelque chose de Lalagé, dit-il. En 1793, un ecclésiastique, principal du collège de Sens, sommé d'opter entre sa place et le serment à la constitution civile du clergé, le consulta sur la conduite qu'il devait tenir. L'abbé de Chaupy, citant son propre exemple, lui répondit :
Non ego perfidum / Dixi sacramentum
Las d'entendre répéter qu'Horace, ce prédicateur de l'aurea mediocritas, avait été millionnaire, l'abbé de Chaupy résolut d'entreprendre une enquête sur ces fameuses propriétés dont on faisait tant de bruit. Il se mit en chemin, à cheval, avec son bagage derrière lui, comme Horace lui-même ; il visita toutes les parties de l'Italie où l'on supposait qu'Horace avait été propriétaire ; et il constata, de la façon la plus irrécusable, qu'il n'avait jamais possédé que le domaine de Sabine; puis, dans trois gros volumes in–8°, imprimés à Rome, les deux premiers en 1767, le troisième en 1769, l'abbé donna les détails les plus précis sur le domaine; il en avait découvert l'emplacement, dressé le plan, déterminé l'étendue. Cette campagne se nommait Ustica ; elle était située dans un coin de la Sabine, près du bourg de Varia et du mont Lucrétile, au fond d'une vallée où coule la Digence. L'abbé retrouva les traces de la maison, dont le soleil éclairait la droite à son lever, et la gauche à son coucher, telle enfin qu'Horace la décrit (Ep. I. 16). Il découvrit la place du jardin, les collines où mûrissent encore, comme autrefois, les olives, les poires, et d'assez mauvais raisins; la source du ruisseau, et ce petit bois, ce paulum silvae qu'Horace avait souhaité comme le bonheur suprême ; et il put, en se promenant, à l'ombre de ces arbres qui survivaient à leur maître, répéter ces beaux vers :
Linquenda tellus et domus et placens
Uxor, neque harum quas colis arborum
Te praeter invisas cupressos
Ulla brevem dominum sequetur;
(Od. II, 14)
Enfin, grâce au bon abbé de Chaupy, il est maintenant prouvé qu'Horace ne fut pas un riche déclamateur, un fanfaron de médiocrité, et qu'il mit un parfait accord entre ses préceptes et sa vie. Cela valait bien la peine de passer plusieurs années en Italie, et d'écrire trois gros volumes. Grâces soient rendues à l'abbé de Chaupy ! Il a délivré la réputation du moraliste d'une objection qui la compromettait gravement : Horace n'est pas plus suspect maintenant, quand il célèbre la médiocrité dans la vie, que lorsqu'il vante le juste milieu dans les opinions ; sa fortune, qui n'a jamais dépassé l'aisance, ne l'a pas exposé à démentir ses principes, non plus que son génie lyrique, qui a inspiré ses vers, sans pénétrer dans sa vie, ne l'a entraîné à des écarts peu philosophiques ; car, ne l'oublions pas, Horace n'est pas de ces écrivains, comme nous en connaissons, qui portent le lyrisme dans leur conduite, et vivent comme ils composent, avec une liberté pindarique. Horace ne confondait pas les deux mondes distincts de l'imagination et de la vie: il n'a pas regardé son existence comme une ode, il ne s'est pas pris lui-même comme un personnage de poème, il n'a pas copié dans la vie réelle les êtres de raison qui s'agitent dans le monde imaginaire de la poésie; il a écrit en poète et agi en philosophe là est le secret de son bonheur.
On voit, par ce qui précède, que le fond moral des satires et des épîtres est à peu près le même. C'est pour cela que plusieurs commentateurs, Casaubon par exemple, ne veulent reconnaître aucune différence entre les satires et les épîtres, alléguant d'ailleurs que les unes et les autres ont été composées sous le titre commun de Sermones. Dacier enchérit encore sur l'opinion de Casaubon : il divise les Sermones en deux chapitres, un de dialectique, où Horace s'efforce de faire table rase des vices et des travers de l'humanité, l'autre de théorie où il édifie son système de morale. D'après cette interprétation, les satires sont la partie polémique, et les épîtres la partie dogmatique de l'ouvrage d'Horace, et il ne tient plus qu'à nous de considérer les Sermones comme un système complet de morale, conçu d'après un plan régulier et profond. Cette idée singulière, adoptée par Wieland ne supporte pas l'examen. Il suffit d'une lecture superficielle pour s'apercevoir qu'une distinction si tranchée est arbitraire : Horace est satirique dans ses épîtres, et dogmatique (Si l'on peut lui donner ce nom un peu pédantesque) dans ses satires. Les Sermones ont été composés au jour le jour, à des époques différentes, puisque les satires datent de la jeunesse d'Horace et les épîtres de sa maturité. Enfin, un plan si savamment prémédité et suivi avec tant de persévérance pendant une vie tout entière, est contraire au caractère d'Horace, assez inconstant, nullement systématique, et trop peu disposé à jurer sur la parole d'un maître pour avoir la prétention de faire jurer sur la sienne. A paraître si profond, Horace perdrait quelque chose de sa nonchalance, de sa grâce et de son amabilité : il ne gagnerait que l'air emprunté d'un professeur de sagesse.
Il y a entre les satires et les épîtres quelques différences plus saisissables et plus vraies : d'abord une différence de fond. L'épître et la satire sont deux variétés de la poésie didactique. La satire a pour objet essentiel de dénoncer les vices et les ridicules de l'humanité. L'épître peut être accidentellement satirique, mais elle se propose aussi d'autres buts, et les sujets qu'elle traite sont infiniment plus variés ; elle a donc un point commun avec la satire, elle s'en distingue par bien des côtés, et surtout, comme l'a remarqué Schoëll, en ce qu'elle s'adresse à une personne déterminée, dont le caractère connu du poète exerce une influence directe sur les idées mêmes de l'épître, et lui donne une couleur particulière. En effet, la première règle de l'épître, c'est d'intéresser la personne à qui elle est destinée, et le choix des idées qu'elle renferme est déterminé par le choix même du correspondant du poète. De là résulte une très grande variété d'idées dans la correspondance d'Horace avec ses amis ; de là, pour chacune de ses épîtres, un caractère particulier, qui dépend de celui de la personne à qui l'épître s'adresse. Dans la lettre à Mécène (Ep. 7, liv. Ier), je reconnais le protecteur affectueux, mais un peu exigeant du poète, le bienfaiteur aimable et impérieux, contre qui Horace, malgré sa reconnaissance, est obligé de défendre sa liberté. A peine ai-je lu la lettre à Celsus, je vois Celsus devant moi, c'est ce jeune impertinent, grand faiseur de petits vers, grand coureur de lectures publiques, étourdissant le monde du bruit de son crédit, de sa fortune et de son talent, et prenant pour un triomphe littéraire le demi-succès de son premier ouvrage, dérobé à la bibliothèque d'Apollon Palatin.
Ut tu fortunam, sic nos te, Celse, feremus (Ep. I, 8)
Quelle bonne leçon de modestie ! Et Tibulle ! comme Horace le peint en quinze vers ! Pauvre Tibulle ! c'est lui, c'est le rêveur ennuyé, paresseux, ne sachant user ni de son esprit ni de sa richesse pour être heureux, s'amollissant dans la solitude, et se laissant battre par sa maîtresse ! Que de personnages curieux et merveilleusement dessinés les épîtres font ainsi passer devant nos yeux ! Dans les satires, c'est mieux encore. Horace n'y parle pas toujours en son propre nom : il met en scène des acteurs choisis, il invente un dialogue. Par là, la satire se rapproche du genre dramatique ; c'est un fragment de comédie : Ofellus, Dave, Ulysse, Tirésias, voilà des caractères tout tracés qu'on applaudirait au théâtre. Damasippe surtout est un chef–d'œuvre. Nous connaissons tous Damasippe, un intrigant, un faiseur d'affaires qui s'est enrichi et ruiné à la Bourse, je veux dire sur le Forum, entre les deux statues de Janus, qui marquaient les extrémités de la Bourse de Rome. Il avait envie de se jeter dans le Tibre; après mûre réflexion, il s'est fait philosophe il a pris l'enseigne du métier, les longs cheveux et la grande barbe ; et comme ou n'est jamais plus pressé de prêcher que lorsqu'on vient de se convertir, le voilà précepteur de vertu. Il vante les douceurs du travail et les beautés de la tempérance. Lisez les vers charmants où il raconte à Horace ses malheurs et sa conversion ; n'est-ce pas une vraie exposition de comédie, et Horace n'a-t-il pas deviné l'art du poète comique, qui fait révéler par ses personnages le secret de leurs caractères ? Les jeux de scène eux-mêmes, la physionomie, le geste, sont indiqués par Horace avec une précision exquise ; dans ce passage de la satire de Tirésias :
qui testamentum tradet tibi cumque legendum,
abnuere et tabulas a te removere memento,
sic tamen, ut limis rapias, quid prima secundo
cera velit versu; . . . . .
(Sat II, 5)
il y a une leçon de pantomime excellente. S'il n'avait pas chéri l'oisiveté et craint l'effort, si le théâtre, qu'il aimait tant, ne l'avait pas effrayé par les peines qu'il coûte aux écrivains, et dégoûté par le spectacle de la grossièreté populaire, Horace aurait été l'un des grands poètes comiques de l'Italie ( Ep. II, 1 Quem tulit ad scaenam ventoso Gloria curru, etc.). Mais il avait trop de délicatesse d'esprit et trop peu de vaillance de caractère pour affronter les dédains d'un public qui préférait aux poètes les ours et les gladiateurs. Quand on n'aime que l'élite et quand on hait la foule, on écrit des satires et des épîtres, on ne fait pas de comédies.
Enfin, il y a entre les épîtres et les satires une différence de forme. Dans celles-ci, soit à cause du genre plus familier et plus libre, soit parce qu'Horace était plus jeune quand il les a composées, les idées sont moins bien enchaînées, le plan est moins net, la composition moins régulière : il semble que, dans les épîtres, la perfection plus grande du talent poétique s'ajoute à la maturité plus complète de la raison, et que le progrès de la versification, plus pure, plus élégante, plus soignée, s'accorde avec celui des idées, encore plus justes et plus profondes. On a signalé, dans les satires, des négligences de style que je ne veux pas contester. Mais dans cet abandon que de grâce ! J.–C. Scaliger, un des plus grands ennemis d'Horace, comme on sait, avouait que le style des satires, avec ses imperfections, est un style délicieux, et Lancelot, un des meilleurs amis du poète, pensait que la négligence y est volontaire, et qu'Horace y a ménagé quelques défauts ingénieux pour rendre ses vers plus semblables à la conversation (Sermones) (Lancelot : Nouvelle méthode pour étudier la langue latine). Quoi qu'il en soit, plus étudié ou plus abandonné, le style d'Horace est toujours charmant : « Jamais écrivain, dit Fénelon, n'a donné un tour plus heureux à sa parole pour lui faire signifier un beau sens avec brièveté et délicatesse. » Et Montaigne :
« Horace ne se contente point d'une superficielle expression; elle le trahirait; il voit plus clair et plus outre dans les choses. Son esprit crochète et furète tout le magasin des mots et des figures pour se représenter, et les lui faut outre l'ordinaire, comme sa conception est outre l'ordinaire. » (Essais, III. 5) On ne doit admettre, ce me semble, qu'avec de grandes réserves la seconde moitié de cet éloge de Montaigne. Fénelon est bien plus exact. Horace fait signifier un beau sens aux mots par le tour qu'il donne à sa parole; mais il ne cherche pas des mots outre l'ordinaire. Son exemple servirait alors à justifier bien des écrivains qui se croient un tel nombre d'idées, que la langue doit ployer sous eux, et qui inventent de nouveaux mots, parce qu'ils pensent ce que personne encore, selon eux, n'a pensé. La langue classique du siècle d'Auguste suffisait aux idées d'Horace, et il s'en est contenté; il n'a pas pris de mots outre l'ordinaire, il a pris les mots de tout le monde ; mais, suivant son précepte (signatum praesente nota producere nomen , A. Poét. 59), il les a marqués de son empreinte.