Personne ne vise moins qu'Horace à l'archaïsme ou au néologisme ; nul écrivain n'est plus simple et plus naturel ; nul n'est plus neuf et plus hardi : il ne s'est pas créé un vocabulaire personnel en inventant des termes nouveaux ou en ressuscitant des mots oubliés ; il a renouvelé, par le tour qui lui est propre, la langue universelle, la langue de son temps, et c'est là sa véritable originalité.
Aussi ne pardonne-t-il pas à ces zélateurs du passé qui vont recherchant les vieux mots, et prônant les vieux auteurs, comme si le style et la poésie ressemblaient au vin que le temps rend meilleur. Son bon goût s'offense de cette affectation; sa justice se révolte contre cette iniquité. La querelle des anciens et des modernes est aussi vieille que le monde; sous Auguste, comme au XVII ème siècle, il y eut une rencontre entre les deux partis, avec cette différence qu'au XVII ème siècle les plus grands hommes, Racine et Boileau, par exemple, étaient dans le camp des anciens, et que sous Auguste, Horace destiné à devenir un des anciens défendus par Boileau et Racine, combattait dans le camp des modernes. Cela donne raison à l'argument qu'Horace employait contre ses adversaires : Qu'appelez-vous un ancien, qu'appelez-vous un moderne ? disait-il aux coteries qui faisaient profession de n'admirer qu'Ennius, Pacuvius, et les rustiques chansons des frères Arvales, et les cantiques des prêtres saliens, et ces traités des premiers rois, que Polybe lui-même, un siècle avant Horace, avouait ne pas comprendre. Combien faut-il d'années pour faire un ancien ?, Cent ? Si je n'ai que quatre–vingt–dix–neuf ans, suis–je un ancien ou un moderne ? Et s'il ne manque à la centaine qu'un mois, qu'un jour, qu'une heure ? Avouez donc que ces mots d'ancien et de moderne ne sont que des mots, que ce qui est moderne aujourd'hui sera ancien demain, que le génie ne dépend pas d'une date, et que la gloire littéraire n'est pas une affaire de chronologie. Admirez donc Virgile et Varius, concluait Horace, quoiqu'ils soient des modernes ; et il avait raison. Mais ne pouvait-on lui répondre : Admirez vous-même Plaute et Lucilius, quoiqu'ils soient des anciens ? Voilà l'effet de l'esprit de parti dans la littérature ; il parvient à rendre injustes les esprits les plus modérés. A force de dénigrer Virgile, Varius et Horace peut-être, les coteries littéraires du temps d'Auguste ont excité la mauvaise humeur d'Horace, qui a rendu dédain pour dédain, aux partisans du passé, et maltraité leurs favoris plus que de raison. Je regrette le silence d'Horace à l'égard de Lucrèce et de Catulle ; je regrette surtout ses jugements trop sévères sur Lucile et sur Plaute. On a tenté de le justifier; Horace, a-ton dit, avait le goût trop fin et l'oreille trop délicate pour n'être pas sincèrement blessé de la rudesse et de la grossièreté de ces vieux poètes. La délicatesse d'Horace était fort tolérante au besoin ; elle ne l'empêchait pas de se plaire aux lazzis peu raffinés de Messius Cicirrus et de Sarmentus (Sat. I. 5); elle ne lui interdisait pas certaines plaisanteries assez crues dont les contemporains de Plaute auraient été charmés. La véritable excuse d'Horace, c'est l'injustice des coteries : il n'a été moderne à l'excès, que parce qu'autour de lui on était ancien à outrance.
C'est là l'écueil des esprits modérés ; ils aiment tellement l'équilibre, que lorsqu'ils s'aperçoivent qu'on fait trop incliner l'un des plateaux de la balance, ils se jettent immédiatement de l'autre côté, ce qui la fait quelquefois chavirer en sens contraire. Aussi Horace, qui est moderne en littérature, parce qu'on exalte outre mesure le génie des anciens, est ancien en morale, et vante les vertus du passé pour humilier les vices contemporains. Ici peut–être est il plus ancien qu'il ne faudrait, comme tout à l'heure il était trop moderne: il fait aux anciens une trop grosse part de vertu, parce qu'il est moraliste, et que les moralistes vantent toujours le passé aux dépens du présent, comme il leur faisait une trop petite part de gloire littéraire, parce qu'il était poète ; et il mérite que Dave lui dise avec à-propos :
……………………………..Laudas
fortunam et mores antiquae plebis, et idem,
siquis ad illa deus subito te agat, usque recuses,
(Sat. II, 7)
« Tu vantes le bonheur et les mœurs des anciens jours : Si quelque dieu voulait t'y ramener soudain, tu refuserais bien vite. » Nous en sommes presque tous là ; nous vantons le bon vieux temps sincèrement; combien de nous voudraient avoir vécu il y a deux cents ans plutôt qu'aujourd'hui ? Horace aurait-il mieux aimé être le contemporain de Fabricius que celui de Mécène ? J'en doute, et pourtant je ne lui reproche pas d'avoir vanté les vertus d'autrefois ; l'excès de son admiration était salutaire : il faisait contrepoids à l'estime hyperbolique de ses contemporains pour eux-mêmes et à leur dédain pour le passé.
Aussi Horace, dans ses peintures, n'a–t–il jamais flatté la société romaine. Je disais plus haut qu'il aurait été un grand poète comique. Dans l'abaissement de l'art dramatique, ses satires on été la vraie comédie de Rome, dont Rome elle-même était le sujet, et dont l'élite du grand monde romain était le public. Un de nos érudits les plus ingénieux, un écrivain très distingué, qui a vécu de longues années dans l'intimité d'Horace, nous a donné l'analyse vive et fidèle de cette comédie « aux cent actes divers » dont Horace, dit-il, fait part à ses amis et à ses confidents, fidis sodalibus. Comme M. Patin est au premier rang parmi ceux-ci, personne n'était mieux placé que lui pour nous expliquer le théâtre d'Horace : il a été admis dans les coulisses; et il me permettra de citer ici un fragment de son spirituel feuilleton :
« Que de personnages jouent un rôle dans cette comédie, sous leur propre nom, avec leurs traits véritables : ces libertins fameux coureurs d'illustres et périlleuses aventures, ou qui se déshonorent et se ruinent plus modestement, plus sûrement, en mauvaise compagnie ; ces amateurs de bonne chère, qui ont fait de l'art de manger une théorie, une philosophie, qui se croient les vrais disciples, les représentants légitimes de la doctrine d'Épicure ; ces donneurs d'excellents dîners qu'ils gâtent par leurs ridicules, en s'y servant eux- mêmes (Molière, Misanthrope, II, 5); les parasites, bouffons complaisants, qui font à la table de leur roi l'histoire et l'éloge des morceaux, et les suivent à d'autres tables en qualité d'ombres ; ces dissipateurs en lutte avec d'immenses fortunes dont ils viennent à bout par toutes sortes de profusions, par des constructions insensées, par la coûteuse manie des raretés, des antiquités, quelquefois par les dépenses qu'entraîne la fantaisie de devenir homme d'État ; ces cupides, futurs avares qui courent à la fortune par toutes les voies, honnêtes ou non, qu'enrichissent ou la ferme des revenus publics, ou l'intendance des grandes propriétés, ou les profits de la guerre, ou les rapines de l'usure, ou la chasse aux héritages des célibataires et aux dots des veuves, et qui, en possession, à force d'intrigues et de bassesses, de l'objet, de leur convoitise, se retirent, se reposent dans les habitudes d'une lésine sordide, parfumant leur tête avec l'huile de leur lampe, et se refusant toutes choses, jusqu'à leur dernière tisane ; ces poètes, car le satirique accorde naturellement une attention particulière à la littérature, ces poètes ivres dès le matin, échevelés, hérissés, pour contrefaire l'inspiration, laborieux plagiaires des écrits que garde la bibliothèque palatine, assidus concurrents aux couronnes qui s'y distribuent en commerce réglé de compliments flatteurs avec leurs confrères qu'ils jalousent et qu'ils détestent; et le peuple des connaisseurs, des jugeurs, le peuple grammairien, avec ses bureaux d'esprit, ses cabales, ses admirations de commande, ses dénigrements convenus, tous ses mouvements pour faire et défaire les réputations ; bien d'autres acteurs encore que j'oublie, héros d'anecdotes piquantes qu'Horace conte à merveille, et qui nous offrent comme un supplément à ces journaux, à ces feuilletous de Rome, récemment retrouvés, rendus au jour par une spirituelle érudition (Des journaux chez les Romains, par J.-V. Leclerc.). » (Patin, Mélanges de littérature ancienne et moderne, p. 137)
L'esprit comique est partout dans ces tableaux piquants où le poète ne ménage personne. C'est une arme bien difficile à manier que la plaisanterie, mais entre les mains d'Horace elle frappe avec une légèreté et une justesse infinies. Pour que la plaisanterie soit bonne dans la satire, il faut qu'elle ne ressemble ni à la bouffonnerie, ni à l'injure ; qu'elle ne se confonde pas avec la vanité surtout, car le moqueur serait moqué s'il affectait de faire montre de son esprit, au lieu de paraître en état de légitime défense contre les ridicules et les vices ; il faut encore que la plaisanterie ne soit pas suspecte d'indifférence, et qu'elle prenne ouvertement parti pour le vrai contre le faux, pour le bien contre le mal. Démocrite, qui riait de toutes choses, était un mauvais plaisant : son rire misanthropique ne me paraît pas plus gai que les larmes d'Héraclite. Je veux que la plaisanterie, dans la satire, ne soit pas tout simplement un divertissement qu'on se donne aux dépens du genre humain ; je veux, dans la raillerie du mal, sentir l'amour vif et sincère du bien, sinon la raillerie m'attriste, parce que la malveillance est le contraire de la gaieté. Je veux enfin qu'en raillant le genre humain on se montre soi-même supérieur à la raillerie, et qu'on ne laisse pas deviner qu'on serait blessé plus grièvement que personne par les flèches qu'on a lancées, si quelqu’autre main nous les lançait mieux que nous-mêmes ; c'est ce qui arrive tous les jours: personne ne hait plus un bon railleur qu'un moins bon.
Je viens de définir la supériorité d'Horace dans la plaisanterie : il a toutes les qualités que l'on exige, avec une pointe de malice un peu trop vive peut-être : Perse l'a flatté quand il a dit : Horace se joue autour du cœur. Horace ne se contente pas de se jouer autour, il pénètre dedans, et quand il veut blesser, les blessures qu'il fait saignent longtemps. Il ne procède pas seulement par des allusions, il nomme, et il incruste aux noms propres des épithètes qui ne s'en séparent plus. C'est là le seul défaut de sa plaisanterie ; encore s'est–il rarement permis ces exécutions, comme nous disons aujourd'hui, et ne les inflige–t–il qu'à ceux qui les méritent.
A part ces accidents de sévérité légitime, le satirique épicurien n'a ni l'âpreté vertueuse d'un représentant des vieilles mœurs comme Lucilius, ni l'indignation oratoire d'un Juvénal. Parmi ses contemporains, si quelques uns l'accusaient d'être violent et amer, d'autres se plaignaient de sa faiblesse et de sa fadeur. « Entre ces deux reproches, que faut-il que je fasse, disait Horace à Trébatius ? – Tiens-toi tranquille, répondait son ami. – Quoi ! ne plus faire de vers ? – Pas un seul ! – Que je meure, si cela ne vaut pas mieux; mais enfin je ne puis passer ma vie à dormir. »– Et de plus belle, Horace recommençait. Il avait raison : on ne peut contenter tout le monde et son père. Quand on reçoit en même temps des reproches contradictoires, on a chance de n'en apprécier aucun. C'est un lot honorable en ce monde, sinon un lot heureux, d'être attaqué de deux côtés opposés : la modération est toujours entre deux feux. Quand on est d'un parti, d'une coterie, d'un corps, la belle gloire que d'attaquer l'ennemi ! On ne fait que son devoir de soldat, et d'ailleurs on a le gros de l'armée derrière soi. Mais quand on se place au milieu des opinions extrêmes, quand on dit la vérité à tout le monde, quand on réprouve tout excès, quand on combat toute violence, on sert de point de mire à tous les coups. Rôle difficile et digne de louange, qui exige le désintéressement, la fermeté et la force véritable ! J'aime et j'admire Horace de ne pas s'être laissé décourager par toutes ces clameurs, parties de deux camps opposés, et d'avoir maintenu fièrement son droit dans ces beaux vers :
. . . . Seu me tranquilla senectus
exspectat seu mors atris circumvolat alis,
dives, inops, Romae, seu fors ita iusserit, exsul,
quisquis erit vitae scribam color. . .
(Sat. II, 1)
Noble leçon pour quiconque a l'honneur d'être écrivain et ne veut appartenir qu'au parti de la vérité.
Les devoirs du poète, et j'entends par là non seulement les règles de composition et de style, mais des obligations d'un ordre plus élevé, les préceptes qui embrassent la pensée et la conduite du poète, et forment pour ainsi dire la morale de la littérature, Horace les a tracés dans l’Épître aux Pisons. Cette lettre charmante, improprement nommée Art poétique, n'est pas un poème didactique sur l'art de devenir poète : on n'enseigne pas la poésie, et ni Aristote, ni Horace, ni Boileau, n'ont eu cette prétention ; ils ont voulu seulement résumer, l'un en prose, les autres en vers, les principales règles de la composition, et surtout nous faire aimer la poésie en nous la montrant dans son plus beau jour. Lorsque Virgile écrit les Géorgiques, son véritable but, ce n'est pas de nous apprendre, à labourer, à semer, à élever les abeilles, c'est de nous faire aimer la nature, les champs, la vie rustique et ses travaux, en nous en peignant les douceurs et la beauté. Prise en ce sens, la poésie didactique s'adresse au cœur aussi bien qu'à l'esprit, et je ne puis partager cette opinion de l'abbé Du Bos : « On ne lit pas deux fois un poème didactique comme on lit deux fois tout autre ouvrage en vers, parce que l'esprit ne saurait jouir deux fois du plaisir d'apprendre, comme le cœur peut jouir deux fois du plaisir de sentir » (Du Bos, Réflexions sur la poésie) Le cœur s'intéresse à la, poésie didactique quand celle-ci parvient à s'éprendre, à s'émouvoir, et à nous émouvoir nous-mêmes de la beauté de ce qu'elle chante. C'est là ce que j'admire dans l'Épître aux Pisons, c'est là ce que j'y cherche : l'idée qu'Horace se fait de la poésie et du poète. Si je ne voulais recueillir dans ce prétendu Art poétique qu'un assemblage de préceptes littéraires, peut-être finirais-je par être désappointé comme Scaliger, qui, après avoir, divisé l'Épître aux Pisons en trente-six chapitres pour y mettre de l'ordre, dit il, et y mieux trouver ce qu'il cherchait, s'impatiente des lacunes qu'il rencontre, et conclut par une pointe, que l'Art poétique est un ouvrage sans art. En se plaçant au point de vue pédagogique de Scaliger, on a signalé dans le poème d'Horace de nombreux défauts : le défaut de plan, le brusque passage d'une idée à une autre, l'absence de proportion dans les développements, des omissions graves, des détails inutiles. (M. Pierron, par exemple, dans son excellente histoire de la littérature latine, reproche justement à Horace d'avoir déduit les règles du drame satirique à l'usage de poètes qui n'avaient peut-être jamais vu de satires sur la scène, p. 426)
Mais si l'on considère l'Épître aux Pisons comme une causerie où le poète cherche sinon à faire craindre les difficultés de son art pour en détourner les Pisons, comme le suppose Galiani, du moins à en faire admirer la beauté, plutôt qu'à en tracer les règles, on avoue alors que ce poème didactique, si imparfait, est une épître achevée. Le goût dont Horace donne des leçons, c'est le goût élevé, large et pur, qui tient de l'âme autant que de l'esprit, et qui suppose non seulement de l'intelligence, mais l'amour du beau et du vrai. C'est le goût éternel et invariable de tous les grands écrivains depuis Homère jusqu'au siècle d'Auguste, depuis le siècle d'Auguste jusqu'à nous, car, malgré la perpétuelle mobilité des opinions littéraires, il est des lois générales de composition et de style qui n'ont pas changé depuis l'Iliade ; il y a une manière orthodoxe de comprendre et de sentir le beau, qui s'est perpétuée, en dépit de toutes les sectes, dans la communauté des bons esprits, et c'est là le goût véritable. L'idée qu'Horace se forme du poète n'est peut-être pas exactement celle que nous avons aujourd'hui : on ne peut exiger qu'un épicurien du temps d'Auguste ait deviné Byron et Lamartine, et qu'il ait demandé à la poésie la passion, le rêve, la souffrance, la mélancolie que nous aimons en elle. Cet idéal du poète, ou l'imagination et la sensibilité ont la plus grande part, est l'idéal moderne; dans l'idéal ancien, l'idéal classique, qui est celui d'Horace, et du XVII ème siècle, ce qui domine, c'est la raison ;
Scribendi recte sapere est et principium et fons.
a dit Horace, plus tolérant que Boileau comme on voit; car Boileau, agrandissant à l'excès la part de la raison dans la poésie, a traduit par ces vers exclusifs le précepte plus modéré d'Horace
Aimez donc la raison; que toujours vos écrits
Empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix.
Horace n'a pas été si loin : son poète ne ferait assurément ni le Corsaire ni les Méditations ; mais pour l'imagination et la sensibilité, il irait au delà du Lutrin. Aimer le vrai et le beau, chérir la perfection (mediocribus esse poetis / Non dii , non homines , non concessere columnae, A. Poét.- la médiocrité est défendue aux poètes), et par suite, chérir le travail et travailler sans cesse, dédaigner le jugement de la foule, n'écrire que pour l'élite des esprits, fuir les suggestions de l'orgueil, écouter les sages conseils, tenir toujours les yeux fixés sur les antiques modèles, sur ces vieux poètes, interprètes des dieux, dont les premiers vers ont civilisé le genre humain, se dévouer tout entier à son œuvre, lui tout sacrifier, ses passions et ses plaisirs (Qui studet optatam cursu contingere metam, / multa tulit fecitque puer, etc. – A. Poét.), voilà l'idéal qu'Horace se forme de la poésie ; voilà les conditions qu'il impose aux poètes, en donnant lui-même, dans la mesure de sa faiblesse, l'exemple d'obéir. C'est pour avoir conçu une si haute idée de son art, c'est pour s’être fait admirer par ses chefs-d’oeuvre, aimer par son caractère, qu'Horace est aujourd'hui le plus vivant des écrivains de l'Antiquité. On cultive encore pendant la première jeunesse d'autres poètes grecs et latins ; mais le plus souvent on prend congé d'eux à la fin des études ; ce sont des précepteurs dont on se souvient avec respect quand on a le cœur reconnaissant mais dont on se sépare une fois l'éducation achevée. Horace est un ami, dont on peut se trouver éloigné longtemps ; mais il vient un jour où, soit dans la solitude et le repos, soit dans le trouble des affaires, nous avons besoin d'un conseiller affectueux, qui nous fasse mieux connaître les autres et nous–mêmes ; qu'Horace se présente alors ! avec quelle joie on lui tend les bras, comme à un vieil ami perdu et retrouvé ! Horace n'est pas un de ces auteurs d'école, avec qui l'on vit tant bien que mal sur les bancs des universités, mais qui ne passe pas le seuil du collège. C'est le poète des gens du monde : il n'y a pas de magistrat, de diplomate, ou de général en retraite, qui ne le traduise au moins une fois avant de mourir. Il est le premier Mentor des jeunes gens, il est le dernier Mentor des vieillards : notre vie s'écoule entre deux exemplaires d'Horace, celui de notre adolescence, feuilleté avec insouciance, quelquefois avec ennui, par des mains impatientes ; et celui de notre vieillesse, relu avec délices par des yeux plus clairvoyants. L'admiration à l'égard d'Horace est de tradition et presque de foi, mais de foi libre et volontaire. M. de Maistre, dans un opuscule intitulé : Paradoxe sur le beau, s'est amusé un jour à soutenir que le beau est un dieu qui n'existe pas, mais qui a ses dogmes, ses oracles, ses prêtres, ses conciles provinciaux et même œcuméniques, où tout se décide par l’autorité, de telle sorte qu'une fois un dogme littéraire décrété par le clergé du beau, une fois qu'il a proclamé qu'un ouvrage d'esprit mérite l'admiration, le genre humain est tenu de l'admirer, et l'admire. Il arrive quelquefois, on effet, que l'admiration est un acte pur de crédulité : il y a des grands prêtres de l'opinion qui prescrivent volontiers à l'humanité d'admirer tel ou tel objet, et l'humanité s'empresse d'obéir. Mais de telles admirations sont éphémères : le lendemain défait ce qu'avait fait la veille ; on se détache sur un mot d'ordre, comme on s'était attaché; on critique comme on avait loué, par obéissance, par imitation. La routine a pu faire des réputations; elle n'a jamais fait une gloire. Les renommées durables sont celles qui commencent par l'estime d'un petit nombre ; peu à peu l'opinion de l'élite se propage et se communique à tous les hommes de goût. « Les chrétiens, a dit Grimm très spirituellement, ont établi entre eux une communion qu'ils appellent l'Église invisible ; elle est composée de tous les fidèles répandus sur la terre, qui, sans se connaître, sans être liés entre eux, sont unis cependant par le même esprit, par les mêmes espérances, et forment le petit troupeau des élus. Il en est des gens de goût comme de ces élus : ils forment une nation rare et éparse qui se perpétue de siècle en siècle, et qui conserve sans tache la pureté de son origine. C'est elle qui met le prix aux ouvrages, c'est pour elle seule que les grands hommes ont travaillé. C'est le petit nombre d'élus qui forment le jugement éternel, lequel, confirmé de siècle en siècle par cette Église invisible, devient bientôt universel. »
Voilà l'histoire de la gloire d'Horace. Il a eu d'abord pour admirateurs un petit nombre d'amis, Mécène, Virgile, Varius, Tibulle, Pollion, Valgius ; l'élite de chaque siècle s'est ajoutée successivement à ces premiers fidèles, et depuis dix–huit cents ans, Horace reçoit l'hommage des esprits délicats du monde entier ; les âges peuvent s'écouler, ils ne déroberont pas à sa mémoire le culte soigneusement entretenu dans la petite église des hommes de goût : quand on a vécu si longtemps, on est sûr ne jamais mourir.
H. RIGAULT
[Scan + OCR à partir d'une édition fin XIX° (Librairie Garnier) des Œuvres complètes d'Horace dans la traduction de la collection Panckoucke]
[ Textes collationnés par D. Eissart ] [ Mis en ligne sur le site "ESPACE HORACE" en juin 2004 ]