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ÉTUDE SUR HORACE ( III )

par Hippolyte RIGAULT

 

 

 

— III —

Horace doit sans doute à la supériorité de son génie le rang qu'il occupe parmi les poètes lyriques ; mais, quand on analyse le mérite de ses œuvres, il faut tenir compte des avantages qui les lui ont rendues plus faciles. Le premier, le plus important de tous pour un poète, c'est l'instrument même de la pensée, c'est la langue, plus ou moins riche, plus ou moins flexible, dans laquelle il écrit. Qu'il me soit permis de transcrire ici un excellent jugement de M. Walckenaer, où sont indiqués avec précision les privilèges lyriques de la poésie latine :

« La poésie est un art qui se propose de satisfaire le plus complètement aux besoins moraux et intellectuels de l'homme. C'est l'art du langage poussé au plus haut degré de perfection ; c'est la parole humaine investie de tout son prestige et armée de toute sa puissance ; par elle, l'imagination féconde la pensée, fait revivre le sentiment, donne des sensations à l'âme et à l'esprit d'ineffables jouissances.

« Le sens de l'ouïe et celui de la vue sont les agents principaux par lesquels le monde extérieur agit sur l'homme. C'est donc par l'harmonie des sons, la beauté et la vivacité des images, que le langage peut prétendre à maîtriser l'intelligence et le cœur. Plus le poète trouve dans sa langue des moyens d'harmonie, plus les temps où il a vécu lui suggèrent d'images fortes, grandes et variées, plus il est placé dans des circonstances favorables au développement du talent poétique.

« Les langues anciennes présentaient des moyens d'harmonie que n'ont pas les langues modernes, que n'a pas surtout la langue française. Dans la langue latine, les mots fortement accentués se composent de syllabes longues et brèves, dont la prosodie, parfaitement distincte dans la manière de les prononcer, ne peut échapper à l'oreille la moins exercée et la moins sensible. Par la réunion ou le mélange de ces syllabes longues et brèves, on forme un rythme ou une cadence marquant, comme dans la musique, un même intervalle de temps; l'ordre des rythmes constitue le mètre ou pied, et le nombre de ces pieds ou mètres, les différentes sortes de vers. Horace a, dans ses odes, employé jusqu'à vingt–deux sortes de vers. Qu'on juge d'après cela que de moyens de varier l'harmonie fournissait au poète cette belle langue latine.

« Il n'en est pas de même pour les poètes modernes, et particulièrement pour les poètes français. Notre langue n'a point dans ses mots une prosodie assez marquée, pour qu'on puisse établir le mètre ou le pied, élément primitif du vers, d'après l'intervalle du temps produit par le mélange ou la réunion des syllabes brèves ou longues. Les pieds ou mètres se mesurent donc par le nombre des syllabes, et non par le temps qu'on met à les prononcer. Aussi notre poésie n'étant point rythmique, mais seulement métrique, n'a d'autre moyen de varier l'harmonie que le mouvement de la phrase ou de la période poétique, qui ne manquait pas non plus aux anciens. Pour suppléer au rhythme des anciens, on a introduit dans les vers modernes la césure et la rime. Sans la césure ou la rime, nous n'aurions que des vers plus ou moins longs, mais toujours une même espèce de vers; c'est le retour plus ou moins prompt de la césure et de la rime qui, formant à l'oreille des cadences obligées, constitue réellement nos différentes espèces de vers. On voit donc par là que la rime est aussi essentielle à notre versification moderne qu'elle eût été inutile et même nuisible à la versification des anciens. Mais ce moyen de varier l'harmonie introduit le retour trop fréquent des mêmes sons et fatigue l'oreille ; il ne produit que quatre ou cinq sortes de vers, ce qui est loin du nombre de vingt–deux qu'Horace, ainsi que je l'ai dit, a employé dans sa poésie lyrique. Ajoutez à cela que chez les Latins chacun des mots devait être prononcé avec emphase, et de manière à bien marquer les longues et les brèves, et l'ordre des rythmes ou les mètres. La déclamation était donc une espèce de chant, une musique imitative, qui charmait l'oreille en même temps qu'elle frappait l'imagination.

« De tous les genres de poésie, celui qui exige une plus grande variété de rythmes et de mètres, une harmonie plus complète et plus savante, c'est l'ode, ou plutôt la poésie lyrique ; car les divers emplois et les différents modes de ce genre de poésie ont fait donner aux différentes pièces dont il se compose les noms de psaumes, d'hymnes, de cantates, d'odes, de chansons, compositions que les Latins désignaient toutes par le mot général de carmen, c'est-à-dire des vers destinés à être chantés, carmina ad lyram. Dans ce seul genre de poésie, le poète a droit de dire avec vérité : “Je chante”, parce qu'en effet les premiers poètes chantaient et s'accompagnaient de la lyre. On voit donc que dans la différence de la langue on trouve une explication toute naturelle de la supériorité d'Horace sur tous les poètes lyriques des temps modernes. » (II, 456).

Mais une langue riche, souple, des rythmes, des mètres nombreux, ne suffisent pas. il faut au poète un fond d'idées et de sentiments sans lesquels cette langue resterait oisive, comme une lyre sans mélodie. Et comme cette langue lyrique est la plus éclatante et la plus harmonieuse de toutes, c'est au service des plus vifs sentiments et des plus brillantes pensées qu'il faut la consacrer. Ce qui nous scandalise dans les lyriques modernes, c'est la mésalliance d'une langue faite pour exprimer les grandes choses avec la vulgarité des idées. Un autre avantage d'Horace, un vrai bonheur littéraire, c'est d'avoir vécu dans des temps malheureux. L’agitation politique, les révolutions, les guerres civiles, les grandes catastrophes, les calamités sociales conviennent à la poésie lyrique, parce qu'elles produisent les sentiments profonds, l'exaltation de l'esprit, les émotions violentes, les grands vices et quelquefois les grandes vertus, enfin parce qu'elles ouvrent à l'âme humaine une veine nouvelle d'énergie pour le mal comme pour le bien, et ne la laissent point s'attiédir dans une tranquillité plus morale sans doute, mais moins poétique. Ce que Messala, dans le Dialogue des Orateurs, dit de l'éloquence, est vrai de la poésie lyrique : elle est comme le feu qui a besoin d'aliments, que le mouvement allume, et qui brille en embrasant. Il est triste sans doute, comme le remarque La Harpe, d'être obligé d'avouer que ce qui favorise le plus la poésie et l'éloquence, c'est ce qui trouble le plus un État; mais enfin c'est une vérité. Telle est la nature des choses humaines. D'ailleurs, l'éloquence et la poésie peuvent servir les passions, mais il faut aussi de la poésie et de l'éloquence pour les combattre : la médecine ne serait pas un art, s'il n'y avait pas de maladies. Les siècles troublés produisent les odes héroïques d'Horace, les Méditations et les Feuilles d'automne; les siècles paisibles, l'Ode sur la prise de Namur. M. de Chateaubriand a raison : « Les poètes lyriques ne sont pas les compagnons des jours heureux. »

Mais si leur génie se développe dans toute sa puissance, c'est surtout quand le caprice des événements leur a fait rapidement traverser des situations contraires, et parcourir toutes les phases désirables d'agitation et de calme, de bonheur et d'adversité, soit privés, soit publics, qui peuvent composer une étude complète de la vie. La nature humaine se révèle à eux dans toute sa fécondité pour les contradictions : les différences innombrables des caractères, et dans chaque caractère la succession des métamorphoses, la facilité de notre cœur à parcourir tous les degrés des passions, ces perpétuels contrastes de vigueur et de défaillance, ces prodigieux efforts et cette incomparable lassitude, ces enthousiasmes qui montent jusqu'au délire, et ces découragements qui tombent jusqu'au désespoir, en un mot, toute cette vie fébrile de l'âme humaine, pendant les temps mêlés d'orage, passe devant le regard du poète, et lui révèle, mieux que l’heureuse monotonie des siècles paisibles, la variété infinie de l'ouvrage de Dieu. « Horace fut le témoin de crimes inouïs, d'actions héroïques, de fanatisme républicain et de fureurs liberticides. Sa vie s'est écoulée dans un temps où les principes de la morale la plus sévère contrastaient avec la licence la plus effrénée; où sa patrie n'avait jamais été aussi avilie; où jamais elle ne s'était élevée à un plus haut degré de gloire, de puissance et de prospérité. Rome libre et fière, Rome esclave, Rome agitée, Rome tranquille, Rome sévère, Rome voluptueuse, enfin Rome maîtresse du monde, heureuse sous le sceptre d'Auguste, inspire tour à tour la muse du poète latin. Il résulte des inspirations poétiques si diverses d'un siècle si fécond en événements prodigieux que l'austère moraliste, l'homme passionné pour les plaisirs, le guerrier, l'orateur, le sage ami de la médiocrité, l'ambitieux et l'avare, et celui qui aime les champs et la retraite, et celui qui ne se plaît que dans le tumulte des villes, et l'âme sévère et stoïque, et le cœur tendre et sensible, et la jeunesse qui fleurit, et la vieillesse qui décline, trouvent dans les Odes de notre poète des pensées assorties à leur situation, des sentiments qui répondent aux leurs. Les réflexions que lui ont suggérées les choses, les hommes, les événements, les grandes révolutions de ces temps si calamiteux et si propices, ainsi que les goûts et les passions qui lui étaient propres, ne peuvent se retrouver dans un autre. » (Walckenaer, II, 460.)

On a reproché souvent à Horace de n'avoir chanté dans ses Odes que des lieux communs. Il est certain qu'il ne se pique pas d'être ce qu'on appelle de nos jours un poète individuel. Il exprime à son tour les idées et les sentiments cent fois exprimés avant lui ; il cherche à se faire, non pas une âme artificielle, non pas un cœur original qui n'appartienne qu'à lui, mais une forme exquise et nouvelle pour des idées qui lui sont communes avec le genre humain. Sur deux cents fragments qui nous restent des lyriques grecs, les érudits en comptent plus de cent imités, ou plutôt comme dit Goethe, repensés par Horace. J.–B. Rousseau a écrit : « Le fond de la poésie, ce sont les idées de tout le monde, traduites dans le langage de quelques-uns. » Cela est vrai. Je ne conçois guère ce que la poésie gagnerait à passer pour un enclos réservé, pour un parc de grand seigneur, où l'esprit de tout le monde n'aurait pas un libre accès. De notre temps, où l'on a inventé la poésie individuelle, on lui a créé une sorte d'île escarpée et sans bords, un domaine imaginaire, composé de sentiments qu'il a fallu exagérer pour les rendre exceptionnels, et d'idées qu'il a fallu fausser pour les rendre originales. Au milieu de ces œuvres bizarres d'une poésie mensongère. nous avons produit, je le sais, des œuvres admirables : mais à quelle condition ? C'est en désertant ce terrain aventureux, c'est en redescendant de ce sol de nuages sur le sol populaire, sur la patrie des idées communes, pour y retrouver, comme Antée touchant terre, la force maternelle.

Le mot de Rousseau est donc vrai : le fond de la poésie est le même que celui de l'éloquence, l'expression seule diffère. Mais dans les aspects généraux de la nature humaine dont s'inspirent la prose et les vers, et qui sont les lieux communs, pris dans leur sens le plus élevé, il y en a de permanents, il y en a d'accidentels. Les uns ne se modifient pas selon les époques avec les événements, avec l'état politique ou moral de la société. Ce sont des manières d'être si naturelles, si nécessaires, de l'espèce humaine, que le temps qui change tout ne les change pas, et que les idées qui les représentent sont l'héritage inaltérable des siècles ; ou plutôt, ce sont des grandes routes éternelles par où les générations qui se mettent en marche sont tenues de passer ; telles sont les idées sur la grandeur et sur la petitesse de l'homme, sur la brièveté de la vie, sur les vicissitudes de la fortune, sur la fragilité des biens de ce monde, etc... Les autres se rattachent à l'état présent de la société ; ils dépendent du degré de civilisation, de la nature des croyances, enfin des divers accidents qui se produisent dans la vie des peuples. La poésie lyrique peut les prendre successivement pour sujets : elle intéresse avec les premiers, parce que rien n'est plus nouveau que ce qui est éternel ; mais elle frappe, elle pénètre surtout avec les seconds, parce que les hommes, lors même qu'ils ont les yeux fixés sur l'immobile éternité, ne sauraient pourtant les détacher complètement de sa mobile image, de leur temps, de leur propre vie, d'eux-mêmes. La vie est courte, jouissons : voilà un de ces lieux communs qu'affectionne Horace et qui nous intéressent. Mais combien nous pénètre plus profondément une poésie qui, répondant à des idées moins permanentes, s'approprie à l'état actuel de nos âmes ! On est d'accord sur le caractère de notre poésie lyrique contemporaine, c'est la tristesse. Elle est née d'une société dont elle a reproduit avec une exactitude singulière les secrets tourments ; on y retrouve ce monde inquiet qui, sur les débris du XVIII ème siècle, attend une foi nouvelle, comme un pâtre couché sur des ruines attend l'aurore qui ne vient pas. Ce regard de tristesse jeté vers le passé, ce regard d'anxiété tourné vers l'avenir, cette malédiction éloquente contre les destructeurs d'autrefois, cette fervente prière aux révélateurs futurs, enfin cet ennui ardent et vague, comme a si bien dit M. Villemain, maladie de l'extrême civilisation, qui a mieux exprimé toutes ces angoisses de notre temps que la poésie lyrique, qu'un philosophe mélancolique, un grand esprit, M. Jouffroy, proclamait la plus vraie des poésies ? Et d'où vient sa beauté, sinon de ce qu'elle s'est faite l'interprète de tout le monde, et le lieu commun éloquent d'un siècle malheureux ?

On retrouve dans Horace ces deux sortes de sujets ; il a exprimé tantôt des idées générales éternelles, tantôt des idées générales plus particulières à son temps ; on distingue très bien en lui la partie immuable, pour ainsi dire, et la partie mobile de l'âme humaine, les passions de tous les temps et l'impression des événements sur l'imagination contemporaine; on peut même diviser ainsi ses odes : celles où sont rajeunis avec une variété inépuisable les lieux communs de la doctrine d'Épicure, et qui offrent une peinture ou plutôt une confession charmante du cœur humain ; et les odes plus élevées où les événements de chaque jour, l'état d'esprit de la société sous Auguste, retracés avec le mouvement et l'éclat de la poésie, forment une étude politique intéressante pour l'histoire. On ne saurait dire cependant que les premières soient moins originales que les autres, parce qu'il est impossible que là où l'expression est parfaite, il n'y ait pas d'originalité; mais elles sont peut-être moins intéressantes pour nous. L'exquise beauté de la forme produit une jouissance délicieuse : ce sont des images qui charment les yeux, c'est une harmonie savante qui ravit l'oreille ; mais les idées elles-mêmes, ces conseils répétés de l'épicuréisme, ces franches définitions d'une existence païenne bien entendue, ont moins de prix pour nos esprits élevés par une philosophie plus pure. Quant à certaines odes inspirées par des affections volages, elles n'expriment rien d'assez sérieux pour qu'on puisse s'y arrêter. Les lyriques et les élégiaques latins n'offrent aucune image de la passion qui soit comparable au quatrième livre de l'Énéide ; ils ne peignent guère que la galanterie et souvent que la débauche. Encore Catulle et Tibulle laissent-ils échapper parfois quelques accents d'affection vraie qu'on chercherait vainement dans Horace. Peut-être la poésie ne vaut-elle pas la prose pour donner une idée précise et complète des mouvements profonds du cœur; et comme l'a finement remarqué M. de Stendhal, quand on peint la passion, on n'émeut que par la clarté.

Les vrais chefs–d'œuvre d'Horace, ce sont ces grandes odes inspirées par les événements de chaque jour : c'est alors que les plus hautes idées prennent la forme la plus éclatante que puisse revêtir la pensée humaine; le cœur du citoyen échauffe le génie de l'homme ; et Horace remplit ce rôle admirable de la poésie, d'être la voix entière d'un peuple parlant le plus beau des langages. Le Tibre déborde; le feu du ciel renverse les statues du Panthéon ; Rome effrayée croit que les Dieux ont parlé et réclament la dictature d'Auguste ; le Sénat veut le forcer à l'accepter. Horace, dans des vers sublimes, se fait l'interprète de ces vœux, et supplie Auguste, le jeune Dieu caché sous les traits de Mercure, de sauver Rome du courroux des Dieux et de l'invasion des Parthes :

Hic ames dici pater atque princeps,
Neu sinas Medos equitare inultos,
Te duce, Caesar

Un bruit se répand dans Rome : Auguste part pour l'Orient : on dit qu'il va transporter en Asie, à Troie, le siège de l'empire. L'orgueil de Rome s'alarme, les vieux souvenirs se réveillent : on se rappelle cette antique tradition qui défend, au nom des Dieux, la résurrection de la cité condamnée par Junon, Horace rassure sa patrie et avertit Auguste. Par un élan incomparable de sa pensée, il s'élève jusqu'au ciel dont il ouvre les portes, et fait assister le monde au conseil souverain des Dieux. Ce n'est plus seulement la tradition populaire qui parle, c'est Junon elle-même ; c'est elle qui prononce sur Ilion l'anathème éternel ; il faut que la mer continue ses orages entre Rome florissante et Pergame en poussière ; il faut, pour le salut du Capitole, que les bêtes fauves insultent le tombeau de Priam et de Pâris. Je pourrais citer quelques exemples encore. Ainsi le poète prend la parole chaque fois qu'un événement, qu'une nouvelle intéresse la grandeur de son pays : il interroge le sentiment public, il recueille la pensée de Rome, il assiste en témoin et en juge à l'histoire de chaque jour, les yeux fixés sur le Capitole étincelant, Capitolium fulgens, emblème des destinées de la ville éternelle. Quand Rome veut parler, Horace chante. C'est en son nom qu'il flétrit les soldats de Crassus qui ont livré leurs armes à l'ennemi, et qui vivent honteux époux de femmes étrangères, quand l'autel de Vesta est encore debout ; c'est au nom de Rome qu'il attaque Rome elle-même, sa corruption, son impiété, son luxe, sa mollesse, et qu'il rappelle à la jeunesse le courage, la vertu, la religion dans des vers plus beaux que les plus belles pensées stoïciennes, car il prescrit l'obéissance aux Dieux :

Dis te minorem quod geris, imperas

Quel empire ne devait pas exercer sur les esprits éclairés de Rome un poète qui osait se faire l'écho de la pensée romaine, le défenseur des traditions nationales, le soutien des vieilles mœurs et des vertus guerrières, le conseiller de sa patrie ! Un rare poète qui, modeste malgré la grandeur de sa tâche, ne demandait pour prix de ses chants ni la richesse ni le pouvoir, et qui, après s'être élevé si haut, redescendait en souriant et en s'écriant : Quo, musa, tendis ? ma muse, où vas-tu ? comme les vieux Romains qu'il chantait, après leur dictature, retournaient à leurs sillons. (La modestie est une qualité assez rare chez les poètes lyriques, et l’évêque le Vence, Godeau, était si charmé de la trouver dans Horace, qu'il s'en autorise pour le mettre au-dessus des trois principaux lyriques grecs, qui sont Sapho, Anacréon et Pindare (Discours sur les œuvres de Malherbe). - Le P. Rapin (Réfl. partic. sur la Poétique) accorde à Horace la même supériorité.)

Ce n'est donc pas la diversité qui manque dans les odes d'Horace : elles sont variées comme la vie même de Rome. Si, après en avoir considéré l'ensemble, on étudie les détails de chacune d'elles, on est frappé d'admiration pour le mélange incomparable de hardiesse et d'habileté, de liberté et de discipline qu'on y rencontre dans la composition. On s'étonne alors de ces idées accréditées autrefois sur la démarche aventureuse, sur les égarements volontaires, sur le beau désordre enfin de la poésie lyrique. Il semble en effet qu'à une certaine époque, on se soit accordé à regarder l'ode comme un accès de folie méthodique, avec quelques moments lucides artistement distribués pour que le lecteur pût se reconnaître. Elle devait être un élan à perte de vue dans le ciel, une ascension du poète sur les cimes d'un Parnasse voilé de nuages, pendant laquelle le fil de ses idées semblait se briser, et où des points d'interrogation et d'exclamation multipliés marquaient seuls les traces de son itinéraire. On trouve sans doute cette fureur savante, ce sacré délire, ces

Ravissements d’une âme au céleste séjour

dans J.–B. Rousseau et dans ses médiocres imitateurs, mais non pas dans Horace, pas même lorsque Horace compose ces odes appelées pindariques, ce qui a longtemps passé pour synonyme de désordonnées. La marche de Pindare lui–même, puisqu'en empruntant son nom on le rend responsable, n'est pas si difficile à suivre. La Harpe, que son excessive bienveillance pour J.–B. Rousseau, « le premier, dit-il, des poètes lyriques, » ne rend pas injuste pour les anciens, démontre qu'on ne se perd pas toujours dans les ténèbres de Pindare, ténèbres visibles, comme dit Milton. Lorsque

Aux athlètes dans Pise il ouvre la barrière,
Chante un vainqueur poudreux au bout de la carrière,

il ne célèbre d'abord que la gloire d'un homme ; mais comme en Grèce les victoires dans les jeux sont des événements publics, et que la gloire du citoyen se confond avec celle de la cité, il ne fait, en chantant avec le vainqueur la ville qu'illustre son triomphe, que laisser à son sujet sa véritable grandeur. Et alors, dans cette Grèce si féconde en traditions religieuses pleines de poésie, dans cette patrie des dieux antiques, où chaque ville a sa mythologie originale et charmante, ses origines pleines de fables et de mystères, ses héros devenus sacrés comme des Pénates, quelle richesse d'inspiration infinie ! Pindare, cet entrepreneur de poésie lyrique, à qui l'on commandait une Pythique ou une Néméenne, éprouve des sentiments vrais, malgré la vénalité beaucoup trop accusée de sa Muse ; c'est son imagination seule qui chante, j'y consens, mais son imagination émue, parce qu'il a pour sujet véritable, non

Les chevaux de quelques bourgeois,

comme a dit Voltaire, mais l'histoire poétique de la Grèce tout entière. Dans les agrandissements perpétuels de sa pensée première, les transitions sont souvent supprimées ; mais l'esprit les supplée facilement; entraîné par la vitesse du poète, il franchit comme lui les distances. C'est le caractère des odes pindariques d'Horace. Dans l'ode citée plus haut, par exemple, il part de cette idée: l'homme juste et ferme dans desseins est invincible, justum et tenacem, etc. Il cite les héros a qui la persévérance a ouvert le chemin du ciel, Hercule, Pollux, Bacchus, et enfin Romulus. Ce nom et cette apothéose lui rappellent l'ancienne tradition de Rome, la haine de Junon contre les descendants de Troie, et il explique à quelle condition Junon a pu oublier sa haine ; c'est que les murs de Pergame ne doivent pas se relever. Horace a atteint son but, il voulait dire à Auguste : Ne transportez pas en Asie le siège de l'empire, que Rome reste dans Rome, intrépide et confiante dans ses destinées. Entre cette idée, but véritable de l'ode que l'on découvre peu à peu, et l'éloge de la persévérance inébranlable, qui est le point de départ, il y a un intervalle sans doute ; mais la grandeur même du cercle où se développe la pensée, fait à la fois la majesté de la poésie et l'indépendance du poète ; de même il existe un rapport d'idée suffisant entre le commencement et la fin, et c'est ce rapport qui fait la méthode du poète et la logique de la poésie.

Mais il ne faut pas s'exagérer non plus ce bon ordre dans la déduction : la où l'ordre serait trop rigoureux, la liberté serait compromise, et la liberté lyrique n'est pas de celles qu'on sacrifie. Un des commentateurs d'Horace, Thomas Freigius, a découvert au fond de chacune de ses odes un syllogisme en forme. C'est là, selon lui, leur beauté, jusqu'alors mal comprise. Voici son analyse littéraire de l'ode si touchante à Virgile :

1° Qui non horret tempestates, monstra marina,, et scopulos infames, is audax est ;
2° Qui navigavit primus, nihil horum horruit ;
3° Fuit igitur audacissimus.

Sachons éviter tous les excès : on faisait autrefois du poète lyrique une espèce particulière d'aliéné; n'en faisons pas un géomètre.

Dans l'ode: Coelo tonantem credidimus Jovem, la première strophe ne paraît pas conduire directement au but. Horace veut rappeler aux Romains que la grandeur de Rome est dans ses vertus militaires. Cependant, peut-il frapper plus fortement leur pensée qu'en représentant au débat, comme le souverain du monde, Auguste, qui manifeste sa toute-puissance par des conquêtes, de même que Jupiter signale sa souveraineté céleste par les éclats du tonnerre ? Les conquêtes de Rome, ce sont les coups de foudre qui avertissent l'univers que Rome est reine et que l'univers est sujet. Mais cette toute–puissance des armes, sur laquelle repose la royauté de Rome, sa racine est dans le cœur même du soldat romain ; c'est la discipline. Honte aux lâches qui ont jeté leurs épées pour oublier leur patrie entre les bras des femmes barbares ! La transition n'est pas exprimée ; mais à quoi bon les idées intermédiaires, quand la pensée principale suffit à la clarté de l'ensemble ? Ce mépris pour des cœurs dégénérés rappelle à Horace, par l'analogie des contraires, les vertus de l'ancienne Rome. Comme il avait emprunté aux croyances religieuses le personnage de Junon, il prend à l'histoire ou du moins à la légende celui de Régulus, et c'est Régulus qui prononce la condamnation de l'infidélité au devoir, c'est lui que dans un tableau héroïque Horace donne à Rome guerrière pour un modèle du dévouement à la patrie.

Ces deux odes, où le poète exprime sa pensée propre par la bouche de Régulus et de Junon, résolvent peut-être mieux que bien des préfaces contemporaines une question qui a soulevé des orages, celle de l'alliance du lyrisme et du drame : elles sont dramatiques. Je ne veux pas dire qu'Horace fût capable de composer une tragédie: le drame et la tragédie ne portent pas bonheur aux poètes lyriques. Mais je comprends que Diderot, à qui un poète de son temps apportait une tragédie de Régulus, l'ait effacée vers par vers, et lui en ait improvisé une autre avec l'Ode d'Horace développée, divisée en cinq actes et mise en vers alexandrins : car il y a dans cette Ode une tragédie tout entière (voir le plan de la tragédie tirée de l’ode d’Horace. Grimm, Corresp. t. IV).

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